1.
Quinze années s'étaient écoulées depuis la pose de la première pierre destinée à la construction de la plus grande ville jamais construite: Memphis.
« Ville de tous les plaisirs »; Men-Néfert, Roi d'Égypte, surnommé « l'Aveugle Omniscient* » avait réussi son pari fou: délocaliser le pouvoir et concurrencer la grande Thèbes.
Tous les Égyptiens d'alors cherchaient à vivre dans la nouvelle capitale, d'une part pour ses richesses aussi variées qu'abondantes mais également pour profiter de ses innombrables espaces verts et autres structures publiques comme les fontaines, les bains, etc.
Derrière ce paradis se cachait le puits inter-cosmique menant au monde Cyclique. Men-Néfert avait bien pris soin d'isoler ce dangereux passage en le rendant totalement inaccessible.
Chose facile, le palais royal avait été construit autour du puits.
Pharaon en profita pour créer au même endroit une chapelle de prières spécialement dédiée à sa femme, et lui seul avait l'autorisation d'y entrer.
Il y passait la plus grande partie de son temps libre pour méditer et revivre les souvenirs heureux en compagnie de Néféret-Linda, morte la même année que le début des travaux.
Ces dix dernières années furent pour l'Égypte une période de fort déclin si bien sur le plan économique que religieux.
« L'Aveugle Omniscient » avait imposé la construction de nombreux temples à travers le pays consacrés à une nouvelle divinité: Aton1
Le roi avait été convaincu lors de son périple, qu'un dieu plus puissant que les autres et véritable père de la Vie gouvernait l'Univers sans rien laisser au hasard. Ce démiurge2, qui serait venu à la vie en prenant conscience de son existence, aurait créé toute chose par la parole ou la pensée.
Abandonnant la complexité des cultes des autres dieux, qui d’ailleurs étaient qualifiées de « frivoles » par Men-Néfert, Pharaon s’était engagé à modifier radicalement la religion de ses sujets.
Renouveler la hiérarchie du panthéon n'avait cependant pas réjoui tous les coeurs, loin de là.
Le pouvoir trop centralisé de Memphis avait laissé des faiseurs de troubles naître dans les régions lointaines. Thèbes, l'ancienne capitale et véritable poumon économique fut également à plusieurs reprises sous l'emprise des émeutiers. Men-Néfert s'était déplacé en personne avec son armée pour mâter cette petite rébellion. Du jamais vu sur la « Terre Aimée des dieux ».
Oubliant peu à peu les demandes du peuple à cause de son entière dévotion au culte du dieu unique, la société égyptienne devenait de plus en plus corrompue et incompétente dans de nombreux domaines, notamment militaire et pour les affaires étrangères.
Beaucoup pensaient que la disparition précoce de la femme de Pharaon avait contribué à son renfermement et lui aurait même fait oublier les valeurs sacrées traditionnelles qu'il chérissait tant auparavant.
*
-Altesse... osa murmurer un jeune adolescent espérant interrompre la méditation de son interlocuteur sans l'offusquer.
Aucune réaction de l'homme assis en tailleur lui tournant le dos.
-Père... insista timidement le garçon.
« Ça y est, il bouge, il va parler! » pensa l'importun.
En effet, il avait levé doucement la tête. On pouvait voir son large crâne rasé sortir de la pénombre pour rejoindre un rayon de lumière.
-Cesse de m'appeler « père », Atenhotep. Je ne le supporte plus! Je ne suis pas ton père!
Le jeune homme avala difficilement sa salive...
Comment pouvait-il dire une chose aussi affreuse? Une larme ne put s'empêcher de couler sur sa joue droite, tel un concentré de douleur devant inexorablement sortir de lui.
-Et cesse de pleurer comme une fillette à chaque fois que je te fais une remarque. Si tu savais qui est réellement ton père, tu en ferais une tête. déclara-t-il d'une voix monotone et lasse.
Atenhotep décida de porter ces paroles sur le compte d'une éphémère colère matinale et justifia sa présence en ce lieu interdit.
-Je... Je suis désolé, votre Altesse… mais un émissaire syrien vous demande audition.
-Ne pouvait-il pas attendre? Ne sais-tu pas que je me recueille ici tous les matins alors que tu vis ici depuis ta naissance?
-Cela semblait important... Il n'est pas venu seul.
-Fais-le entrer.
-Ici? Ne voulez-vous pas plutôt le recevoir dans la salle du trône?
-Est-ce à toi de me dire ce que je dois faire?
Le jeune homme s'inclina, sortit de la salle et revint en compagnie de l'émissaire.
Ce dernier attendit le geste du prince annonciateur d'une autorisation à couper le lourd silence qui régnait dans cette sinistre pièce.
-Grand Roi Men-Néfert, mon maître Kunylin m'a fait venir dans votre beau pays pour vous offrir un présent.
Comme à son habitude Men-Néfert ne répondit pas.
Le Syrien regarda Atenhotep pour savoir quoi faire. Ce dernier lui fit signe de continuer d'un geste tremblant et imprécis.
-Mon maître s'est permis de remarquer qu'aucune femme depuis la mort de Néféret-Linda n'a su conquérir votre coeur. Il aimerait vous offrir sa fille qu'il juge comme « la belle d'entre les belles ».
Le roi se tourna brusquement dévoilant ses paupières calcinées.
-Comment voudrais-tu que je te croie puisque j'ai perdu la vue?
-On raconte que vous pouvez voir les gens sans utiliser votre vue... N'était-ce qu'une rumeur?
-La beauté est la seule chose que je ne peux cerner... mais fais-la entrer!
Le prince avec son allure nerveuse prit l'initiative d'aller la chercher dans la pièce d'à côté où elle patientait.
Celle-ci se prosterna dès qu'elle vit la silhouette du roi.
Régnait encore une fois ce lourd silence embarrassant si propre à Men-Néfert.
-Altesse, je vous présente Cyriellis! osa s'exclamer Atenhotep.
-Jeune prince, emmène le Syrien loin de cette pièce, offre-lui à boire et à manger ainsi qu'une nuit de repos et ordonne-lui de retourner dans son pays pour remercier son maître.
-Bien! s'exclama l'adolescent emportant avec lui l'émissaire bien heureux de pouvoir séjourner quelques heures dans ce palais connu pour son luxe jusqu'aux frontières de Chine.
Le Silence.
La princesse syrienne ne sut comment réagir face à cet homme aussi charismatique qu'énigmatique.
Sa seule présence imposait le respect.
Totalement immobile, les yeux toujours clos recouverts d'une énorme cicatrice blanchâtre reflétant un très désagréable moment de torture, il s'affichait telle une statue, symbole du froid et de la royauté divine.
Cyriellis toussota. Peut-être s'était-il endormi?
-Hum. Hum... Votre Altesse?
Pharaon se leva calmement.
-Quel âge as-tu?
-Je vais avoir seize ans.
Il s'approcha impassiblement de l'adolescente.
Ses yeux ne pouvaient la décrire, mais il sentait à travers l'esprit des religieux présents dans la salle, qu'elle avait de longs cheveux blonds et bouclés, de grands yeux marron, des lèvres pulpeuses, un petit nez et une tache de naissance sur la tempe droite.
Un buste généreux et une taille de guêpe reposaient sur de fines et longues jambes.
Le mot qui vint immédiatement à l'esprit de Men-Néfert fut: « la délicatesse ».
C'était la première fois que le Balafré s'intéressait à une autre femme que Néféret-Linda.
Le roi attrapa les poignets de la princesse et les porta à hauteur de ses épaules puis glissa sa main jusqu'à ce que leurs paumes et leurs doigts fussent totalement symétriques.
Pharaon baissa la tête et serra ses doigts entraînant la princesse vers lui. Celle-ci ne savait comment interpréter ce geste; cherchait-il à l'embrasser? Impossible! Cet homme était la froideur même.
Pourtant, quelques instants plus tard, le roi s'agenouilla et pleura aux pieds de la belle.
Cyriellis prit le roi dans ses bras avec respect et lui demanda:
-Seigneur, que vous arrive-t-il?
Le visage crispé, les dents serrées, une énorme veine lui barrant le front; le roi murmura:
-Je ne supporte plus la vie; elle est trop injuste. J'ai sauvé l'humanité et en échange les Primitifs m'ont volé ma femme!
-Pensez-vous réellement que les dieux s'amusent à vous torturer alors que vous les avez aidés?
-Néféret-Linda m'avait une fois dit « Si les dieux existaient, ils ne seraient pour moi que des tyrans qui s'amuseraient à faire souffrir les Hommes »... Aurait-elle vu juste?
-Mon père m'a enseigné la sagesse égyptienne dès ma naissance. Il vous a rencontré lors de vos premières années de règne et fut totalement amoureux de vos pensées sur la nature et la place de l’Homme sur Terre. J'aimerais simplement vous remercier pour ce que vous avez apporté à l'humanité.
-Ce que j'ai apporté à l'humanité?! Sais-tu ce qui se passe en Nubie, à Thèbes?! On complote contre moi, contre mes pensées monothéistes! Je n'ai apporté que le chaos! Je ne sais même pas pourquoi je te dis tout ça. Je deviens totalement fou!
-Peut-être parce que vous avez besoin de quelqu'un à qui vous confier?
Men-Néfert ouvrit ses paupières, exhibant son regard gris sans vie.
-Et tu crois que ça va être toi?
Prenant conscience de sa position de faiblesse, il se redressa subitement.
Quant à la femme, remarquant sa familiarité envers le protocole égyptien, elle inclina la tête en s'agenouillant comme pour implorer pardon au maître des lieux.
-Retourne dans ton pays, je n'ai besoin de personne pour régner sur l'Égypte. J'ai survécu dix années, je peux très bien continuer seul!
2.
Le palais royal était une véritable ville dans la ville.
Une enceinte haute de dix coudées entourait le bâtiment. Une sélection rigoureuse laissait entrer les militaires et autres fonctionnaires entretenant les jardins, la cuisine, l'approvisionnement en eau, etc.
L'édifice abritait non seulement la Cour du pays et leur famille, mais aussi une grande quantité de richesses: or, ivoire, bijoux et tout ce que les Égyptiens considéraient comme très précieux.
Men-Néfert y passait le plus clair de son temps, dédaignant les voyages traditionnels à travers le pays qu'il trouvait inutiles.
Pharaon contrôlait toutes les affaires de l'État depuis son petit bureau.
Son caractère avait beaucoup changé; il n'était plus l'homme généreux et ouvert à toutes les pensées.
Aucun ami n'avait remplacé Seth-Nakht, Werba, Nefertoum, Elio mais surtout Néféret-Linda et il s'était renfermé sur lui-même, de plus en plus, les jours passants.
Sa seule famille était Atenhotep, mais ce dernier n'était, pour Men-Néfert, qu'un jeune garçon lâche et pleurnichard sans réel avenir.
Seulement il était la chair et le sang de sa femme, et cela lui donnait une valeur inestimable.
*
Le prince jouait seul dans la terre d'un des somptueux jardins du palais.
Sa grande passion était de torturer tous les petits animaux qu'il voyait, s'imaginant pouvoir rendre le mal à ceux qui lui en donnaient.
Aujourd'hui sa victime était un bousier. Lui arracher les pattes et les lui planter dans le dos ne fût que préliminaires, mais, heureusement pour l'insecte, une fillette interpella le prince.
-Atenhotep, tu viens jouer avec moi?
Le prince à l'éternelle allure de nervosité et de fragilité regarda en direction de la jouvencelle qui venait l'importuner.
-Oui bien sûr, Emy. À quoi veux-tu jouer?
-À l'espion qu'on interroge, comme la dernière fois! C'était rigolo.
L’adolescente de treize ans était la confidente du prince ainsi que sa partenaire de jeux. Ils avaient grandi ensemble et se comprenaient parfaitement car tous deux souffraient d'un profond manque d'affection parentale.
Physiquement, Emy était particulièrement laide, un nez petit et épais, de grandes oreilles, une dentition très peu soignée, et des membres courts. La nature ne l’avait pas gâtée. Fière de ses rondeurs, elle aimait se balader nue par simple provocation envers les habitants de ce somptueux palais célèbre pour ses rigides règles de vie.
La fillette avait des dons pour comprendre autrui. Elle pouvait cerner les profondeurs d’une âme, déterrer les secrets les plus enfouis de ses prochains uniquement en observant leurs attitudes et leur enveloppe corporelle. À la fois douce et autoritaire, elle charmait par son intelligence aiguisée, sa patience d’écoute et sa connaissance sur le monde qui l’entourait. Elle avait tout simplement réinventé la beauté.
-Le premier qui atteint le sous-sol a gagné! défia Emy.
Les adolescents firent une course, se bousculant pour faire tomber l'autre, mais, à quelques pas du but, un vieillard leur barra le chemin.
-Encore en train de faire des jeux idiots!
-Maître Samman, il fait si chaud nous n'avons pas la tête à apprendre. s'excusa Emy.
-Je vous avais demandé de ne retenir que quelques maximes. Que croyez-vous devenir si pour vous tout n'est que prétexte à amusement?
Ancien professeur de sagesse, Samman avait quitté le Delta, sous l'ordre de Pharaon, pour éduquer Atenhotep et la progéniture des ministres.
Celui-ci détestait le caractère impulsif de ces enfants turbulents et indisciplinés.
-Si je suis là, c'est pour vous parler, Atenhotep... en privé.
La fillette comprit qu'elle devait s'éclipser.
Le vieillard à la calvitie prononcée et aux grands yeux bleus entraîna le prince dans une chambre du palais qui était consacrée à l'enseignement.
La salle était à moitié ouverte sur la cour, donnant une vue panoramique sur les sublimes jardins du palais.
Des fresques illustraient la vie quotidienne des notables tel que la chasse, les promenades ou encore les fêtes mondaines.
-Ici nous pouvons parler librement, personne ne nous entendra. déclara Samman.
Il prit une forte inspiration.
-Voila... j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec les ministres et il y a une chose que l'on peut nier: Pharaon est en train de bouleverser les coutumes du pays et, bien que son grand-père lui ait légué un pays puissant et heureux, le peuple commence sérieusement à se sentir de moins en moins... égyptien.
Atenhotep eut une bouffé de chaleur qu'il ne put dissimuler. Ce stress inhabituel redoubla la carnation rubiconde de sa peau. Chaque membre de son corps tremblait d'une intensité inquiétante... mais ce phénomène ne troublait pas le vieux sage. Ce n'était pas la première fois que le prince « Nerveux », comme le surnommaient les courtisans, faisait une crise.
Il était d'ailleurs étonnant de voir que le fils du grand Men-Néfert, ce Pharaon calme et posé, possédait ce caractère incertain et fébrile. Il était tout l'opposé de son père.
-Maître, qu'essayez-vous de me faire comprendre?
-Eh bien, ce n'est pas aussi simple à dire... Je suis le porte-parole des ministres... Nous voulons savoir si dans l'intimité Pharaon aurait des comportements... comment dire... bizarres?
Le Nerveux fit mine de réfléchir quelques instants.
-Rien d'inhabituel, toujours aussi froid et distant... Enfin si... en effet, il y a peut-être quelque chose: ce matin, il m'a avoué que je n'étais pas son fils!
Le vieux chauve se gratta la barbe.
-C'est bien ce que l'on avait supposé: son esprit tangue de plus en plus sur son océan de folie! Une chose est certaine: ses projets de supprimer définitivement notre panthéon officiel au nom d'Aton ne doivent jamais voir le jour! L'Égypte ne doit pas se diviser; la survie de notre Ta-Mery est bien plus importante que celle de notre roi.
-Excusez-moi, maître... Où voulez-vous en venir?
-Je vais arrêter de tourner autour du pot: nous avons besoin de votre soutien pour faire vaciller Men-Néfert.
Le prince eut un pincement au coeur. Comment pouvait-on comploter aussi lâchement contre celui qui avait un jour sauvé l'humanité?
-Faire vaciller le roi? répéta Atenhotep. Et qui prendrait sa place?
-Vous, jeune prince.
-Je ne pourrais jamais être roi! Mon jeune âge, mon inexpérience en...
-Je vous seconderai, n'ayez crainte!
-Trahir mon père est impensable, il s'en rendrait compte. C'est un dieu!
-Cela vous demandera beaucoup d'audace, en effet, mais me soutiendrez-vous?
Hésitant, le Nerveux répondit:
-Il est vrai qu'un peu de repos lui ferait le plus grand bien.
-C'est tout ce que je voulais entendre, déclara le chauve, souriant.
3.
Atenhotep tournait en rond dans sa chambre depuis plusieurs heures.
Il ne cessait de revoir dans sa tête la discussion avec son précepteur, pesant chaque parole pour essayer de comprendre et gérer cette situation de crise.
« Évidemment que Men-Néfert n'a rien d'un père chaleureux, mais est-ce un prétexte suffisant pour lui arracher le pouvoir des mains? Ne l'a-t-il pas mérité, ce pouvoir? Qui peut décider et dire que Pharaon est un mauvais roi?
Ses projets religieux sont, certes, démesurés... mais fondés, puisqu'il a travaillé pour les dieux; ce n'est pas un fou! L'Égypte a besoin de cet homme! Qui pourrait remplacer un homme de cette envergure? Qui? Et que cela changerait-t-il?
Le peuple commence doucement à se convertir, il est faux de dire que l'Égypte décline, elle se métamorphose telle une chenille quittant l'aliénation de sa chrysalide pour se transformer en papillon. Elle en sera d'autant plus belle après ce douloureux passage! »
Mais les conseils du vieux chauve avaient toujours eu plus d'impact sur le jeune adolescent naïf et rêvant secrètement de puissance que ceux de son père, car ce dernier semblait si distant et moqueur, alors que Samman savait écouter autrui et gérer les informations à bon escient. N'était-il pas professeur de sagesse?
Mais quel parti choisir? Car désormais il y avait une guerre au sein même du gouvernement. Le chauve lui avait clairement déclaré que les ministres étaient derrière lui. Que choisir? Qui pourra sauver l'Égypte?
Un seul acte pouvait mettre un terme à toutes ses questions: parler à Pharaon.
« Au lever du soleil, après sa prière, c'est décidé: je lui parlerai. »
4.
-Altesse, Altesse! s'exclama le prince, qui avait attendu la sortie de Men-Néfert devant la chapelle sacrée.
-Que veux-tu encore, Atenhotep? Vas-tu m'ennuyer tous les jours?
-Il faut que je vous parle, c'est important!
-Pas maintenant, je suis occupé. Tu comprendras que j'ai des priorités...
Pharaon poussa le prince d'un geste las et continua son chemin.
-On...On complote, sir, murmura Atenhotep.
Le Balafré s'arrêta, tournant le dos à son fils.
-Tu crois que je ne le sais pas? Je peux lire dans tous les esprits humains... L'aurais-tu oublié?
-Père... il faut que nous discutions, je vous en supplie!
-Et bien parle!
-J'ai besoin de savoir... Pourquoi m'avoir dit que je n'étais pas votre fils?
-Parce que tu ne l'es pas, tout simplement.
Le jeune prince nerveux avala sa salive puis demanda:
-Est-ce à cause de l'infidélité de votre femme que vous me traitez ainsi?
Men-Néfert se retourna et gifla l'adolescent si fort que celui-ci tomba aussitôt au sol.
-Ne t'avise plus jamais de sous-entendre que ta mère était une traînée!
-Ce n'est pas ce que je voulais dire!
-Ne te justifie pas! Je peux lire dans ton âme comme dans un livre. Crois-tu que je ne sais pas pourquoi tu es venu me voir? Ton précepteur veut t'utiliser pour me faire disparaître de la scène politique.
Atenhotep crut rêver. Cet homme était bien un dieu, impossible de penser quoi que ce soit sans qu'il ne le sente.
Une nouvelle crise de nervosité monta en lui, donnant des rougeurs à son visage.
-Pourrions-nous une seule fois parler comme un père et son fils? supplia le prince, les yeux plein d'espoir.
-À quoi bon discuter? Je sais tout de toi... et de ce que tu vas devenir.
-De ce que je vais devenir?
-Veux-tu vraiment savoir d'où tu viens?
-La vérité est ce que je vénère le plus.
-Tu es le résultat d'un abominable viol, tu n'es qu'un bâtard.
Le prince baissa les yeux, se sentant coupable de la décadence de ce grand pharaon.
-Il est donc vrai que vous n'êtes pas mon père... Ce n'est pas de la folie mais bien une vérité!
-Oui, ton précepteur essaye de te manipuler en jouant de ta naïveté.
-Serait-il possible que vous arrêtiez de lire mes pensées? C'est insupportable!
-Je ne te demanderai qu'une seule chose: ne te laisse jamais diriger par des hommes ambitieux! Juge par toi-même ce qui est bon ou pas pour ton peuple. Entoure-toi uniquement de conseillers et fuis les flatteurs. Ne délègue jamais tes pouvoirs. Tu es le fils du dieu qui règne dans le monde Cyclique, personne ne sait ce dont tu as hérité... sauf moi!
-Le fils de Cefope*?
-Oui.
Atenhotep afficha un large sourire.
-Je suis le fils d'un dieu! Mais c'est magnifique!
-N'en sois pas si sûr...
-Aurais-je des pouvoirs surnaturels, moi aussi?
-Je ne crois pas... En tout cas, je ne ressens rien de tel pour l'instant.
-Dois-je garder cette information comme... secrète?
-Si j'ai pu apprendre une chose dans le passé, c'est que la vérité doit toujours être dite. Mais comment prévoir la réaction du peuple s'il apprenait que dans les veines de son prince, coule le sang de Cefope.
-Vous aviez dit que vous saviez tout sur mon avenir. Qu'en est-il?
-Tu vas monter très bientôt sur mon trône.
-Non! Je vous aiderai à combattre les comploteurs! Régner ne m'intéresse pas! Rien que l'idée de tenir un discours devant une foule me donne des nausées. Je n’ai aucune qualité d’un dirigeant!
-Ce matin j'ai discuté avec un soldat. Son coeur est rempli de haine à mon égard et c'est loin d'être le seul! Ton précepteur est le meneur d'une véritable tempête qui se prépare. Il a lancé un vaste projet de propagande à travers le territoire prétextant mon idolâtrie pour Aton et ma trahison envers Maât. D'après ses dires, je vais bientôt tuer mille ans d'existence de l'Égypte. Si tu quittes le trône, mon rêve pour Aton se brisera.
-Mais pourquoi ne pas abandonner ce dieu et remettre le pays dans son état initial?
-Parce que les dieux n'existent pas.
-Vous... Que dites-vous? Ne les avez-vous pas rencontrés?
-Je crois que quelque chose, ou quelqu'un a trompé l'humanité. Les dieux ne sont que des pantins!
-Comment pouvez-vous affirmer une telle chose?! Vous qui avez...
-J'ai rencontré Cefope, crois-moi, il n'avait rien d'un dieu tel que nous l'imaginons. Au contraire, c'était un homme. Quant aux autres Primitifs, je leurs ai offert ma vie et que m'ont-ils donné en échange?
-Tout problème a une solution!
-Non, tout problème n’a qu’une solution partielle. Les dieux sont des faibles, des incompétents, des égoïstes, des pantins! J'ai décidé de m’exiler avant qu'il ne soit trop tard; je vais épouser Cyriellis et nous allons vivre en Syrie comme de simples paysans. Ma seule raison de vivre était la religion, mais aujourd'hui, je n'en ai plus la volonté.
-Dois-je comprendre que vous m'abandonnez vos pouvoirs?
-Plus ou moins. J'ai toujours senti en toi un immense désir de prendre ma place, même si ce n'est pour toi encore qu'une pensée inconsciente ou incertaine. Mais promets-moi une chose: règne d'une poigne de fer, ne laisse jamais personne te diriger! N'oublie jamais quel sang coule dans tes veines et que tu es potentiellement très dangereux. Je compte sur toi pour supprimer le culte des dieux pervers. N'adore qu'un seul dieu: Aton. Le père de la vie. Promets-le-moi!
-Oui, altesse, je vous le promets!
-Ne me nomme plus ainsi à présent. Je vais partir discrètement du palais, ne dis à personne où je vais. Je veux vivre en paix loin des Hommes, loin des fous.
Le roi se retourna, laissant le prince dans sa stupéfaction. Ce dernier cligna des yeux balayant son regard vide puis demanda:
-Père! Depuis quand saviez-vous que nous allions avoir cette discussion aujourd'hui?
Le roi eut un sourire au bord des lèvres.
-Depuis que j'ai vu Cyriellis.
5.
La chaleur était pesante, assommante. Cette sensation permanente d'être à côté d'un feu et que celui-ci se rapprochait jusqu'à brûler nos os.
Men-Néfert sortit discrètement du palais par la porte de derrière de l'immense enceinte en compagnie de la princesse syrienne.
-Est-ce vraiment ce que vous souhaitez, Majesté? Abandonner votre trône ainsi?
-À mon humble avis, ce pourquoi j'ai combattu toutes ces années n'a servi à rien.
-Comment ça?
Pharaon commençait à voir la princesse en double. Le sol semblait bouger et s'unir avec le ciel puis... le vide total.
« J'espère qu'Amam* ne me dévorera pas! »
6.
-NON! NOOOOOOOOON! PAS CA! POURQUOI?! NEFERET?!!
-Men-Néfert, réveille-toi! s'exclama Cyriellis essayant de me calmer.
J'étais allongé sur une natte dans une petite hutte visiblement construite à la hâte.
-Qui êtes-vous? Où suis-je? m'affolais-je.
« Tiens... C'est étrange... Quelque chose a changé... mais quoi? »
-Voyons, Men-Néfert... C'est moi, Cyriellis! Tu as certainement fait un cauchemar!
-Cela semblait si réel! Que faisons-nous ici?
-Men-Néfert, tu m'inquiètes... Nous vivons ici depuis toujours! Ta fille t'attend, tu devais l'emmener pêcher, l'aurais-tu oublié?
-Ma fille?
-Oui, Emy! Que se passe-t-il, tu me fais vraiment peur!
-Cyriellis, est-ce une mauvaise blague? Emy n'est pas ma fille, c'est la petite amie d'Atenhotep.
Celle-ci ne semblait pas se moquer de moi.
Tout à coup un détail me fit stopper la respiration: je voyais à nouveau!
-C'est merveilleux je te vois!
La femme sourit.
-Dois-je le prendre comme un compliment?
Cherchant à parcourir ses pensées, je fus surpris de voir que mes pouvoirs avaient disparu.
-En revanche je ne peux plus lire dans tes pensées...
Cyriellis leva les sourcils.
-Quel dommage! Quelque chose ne tourne vraiment pas rond chez toi!
-Sais-tu que tu t'adresses à Pharaon?
La femme explosa de rire. Quelques instants plus tard une fillette entra dans la cahute.
-Papa, tu viens? demanda la jeune fille arborant un large sourire.
Je croyais rêver... Qui étaient ces gens? M'avaient-ils drogué?
-Où est Atenhotep?
-De qui veux-tu parler? s'étonna Cyriellis.
Je me levai pour secouer cette femme insolente.
-MON FILS! Le prince ATENHOTEP!
-Ah, le pharaon Atanhotep. Eh bien il est au palais... enfin je pense, ça fait quinze ans qu'il est assis sur le trône d'Égypte, il n’a pas bougé depuis, tu sais.
-Quinze ans déjà?
-Et oui...
-Mais qu'avons-nous fait pendant quinze ans?
Cyriellis décida de ne pas s'énerver et d'entrer dans mon jeu.
Croyait-elle que je testais ses nerfs?
-Nous nous sommes mariés et nous avons eu une petite fille.
C'était à ce moment précis que je commençai à comprendre ce qu'il m'arrivait.
En serrant les dents, je demandai:
-Pourquoi sommes-nous ici?
-Nous avons fuis un endroit assez... particulier.
-Que veux-tu dire par « assez particulier ».
-Arrête, cela ne me fait plus rire. Cesse de te moquer de moi, l'esclavage ne m'a jamais amusée.
Le monde cessa de bouger à mes yeux. Je venais de comprendre ce qu'il m'arrivait: je devenais fou.
Je m'agenouillai aux pieds de la belle, pris ses mains dans les miennes et l’implorai:
-S'il te plaît, dis-moi que tu es une princesse syrienne!
La mère fit signe à sa fille, qui était sur le seuil de la porte, de s'en aller.
-Je deviens fou. Je ne sais plus qui je suis, aide-moi, par pitié!
Ses yeux étaient moqueurs.
-Comment veux-tu que je t'aide?
-Dis-moi que j'ai régné sur l'Égypte durant ces quinze dernières années.
-Cela est définitivement impossible, tu étais à mes côtés.
-Dis-moi que Nefertoum, Seth-Nakht, Néféret-Linda et Werba ont réellement existé.
-Oui, bien sûr, ils vivent dans notre village. Ce sont des rescapés du chantier, comme toi et moi!
-Ils sont morts!
-Je t'assure que non, va les voir si tu ne me crois pas!
Aussitôt, je sortis de la petite hutte. Ce que je vis me cloua au sol: la pauvreté extrême dans le désert.
Je ne connaissais pas cet endroit. Mais... où étais-je?
Ma prétendue femme me rejoignit.
-Je sais que ce n'est pas évident de vivre coupé du monde civilisé. Tu es devenu amnésique, on dirait.
-Je veux voir Néféret-Linda. Où est-elle?
-Viens, je vais t'amener à elle.
Le lieu était couvert de petites tentes en peaux de bêtes. Un véritable village mais sans rires d'enfants; la faim et la maladie rôdaient.
Soudain je la vis. C'était bien elle: ses longs cheveux noirs, ses grands yeux verts, ses fines et longues jambes. Son corps parfait, ses hanches, son ventre, sa... mais son regard n'était pas le même.
Je ne sus absolument pas comment réagir. Je connaissais le corps de cette personne, mais son âme m'était totalement étrangère. Elle n’était pas la femme de mes souvenirs.
Je me contentai de me rapprocher d'elle et de la serrer tendrement dans mes bras. L'envie de pleurer monta de plus en plus, mais je m’étais promis de contrôler mes émotions.
Je me détachai brusquement d'elle et emmenai Cyriellis hors de la tente.
-Qui est cette femme par rapport à moi?
-Voyons, Men-Néfert, c'est ton amie d'enfance, ta meilleure amie, ta confidente!
-Nous ne sommes qu’ « amis »?
-Oui... enfin, je l'espère. Ne me dis pas que toute cette mise en scène a été élaborée pour que tu m'avoues que toi et elle, vous...
-Non... enfin si... enfin je ne sais pas.
-Toi, tu es plus tourmenté que je le l'aurais pensé. Viens. On va aller chez nous, on va un peu parler.
Nous nous dirigeâmes vers notre hutte.
-Bon, explique-moi ce qui ne va pas aujourd'hui!
Je tenais ma tête entre mes mains.
Après un long moment de réflexion, je posai mon regard dans les yeux de ma femme.
-N'as-tu jamais eu l'impression de vivre la vie d'un autre?
-Cela m'arrive tous les jours. Je rêve d'une vie plus riche, avec un meilleur physique mais surtout de pouvoir manger quotidiennement à ma faim.
-Ne manges-tu pas tous les jours à ta faim?
-Tu sais bien que nos dépendons des marchands qui viennent de moins en moins souvent...
-Que se passe-t-il ici au juste? Où sommes-nous?
-Depuis notre évasion du chantier, nous vivons exclus de tout.
-Quel est donc ce chantier dont tu me parles tant?
-Voyons, Men-Néfert, tu as passé cinq longues années à pousser d'énormes pierres sous les coups de fouet... et tu as tout oublié?
-Tu étais sérieuse lorsque tu disais que nous étions des esclaves?
-Oui, grâce au courage de Seth-Nakht et Werba nous avons réussi à monter un coup et sauver tout ce village.
-C'est incroyable, Seth-Nakht est redevenu quelqu'un de bien. Je croyais avoir atterri en Enfer mais c'est bien le Paradis!
-Parle pour toi... Atanhotep a bouleversé le pays; entre guerres civiles et militaires en passant par des réformes religieuses, l'Égypte court à sa ruine.
-Pourquoi a-t-il besoin d'esclaves?
-Le grand temple d'Aton, qui est en fait l’agrandissement du temple de Karnak, doit être fini avant sa mort; toute la population doit y participer... gratuitement.
-Cela est contraire à la loi de Maât. Il ne peut y avoir d'esclaves en Égypte!
-Pharaon ne fait que marcher dans les traces de son père.
-Qui était son père?
-Le premier pharaon grec de notre histoire: Cefope.
7.
Une foule immense se rassembla en face du palais royal.
Chacun avait emmené pour l'occasion des pétales de fleurs pour en couvrir la ville.
Aujourd'hui, c'était jour de fête: un nouveau pharaon accédait au Pouvoir Suprême suite à l'abdication de Men-Néfert, dit « le Révolutionnaire ».
Le peuple apprécia ce soudain changement de gouvernement car la puissance de l'Égypte ne cessait de diminuer. Tôt ou tard, il se serait rebellé face à ce réformateur qui osait toucher aux traditions ancestrales.
Une nouvelle religion n'avait pas sa place en ces temps difficiles.
Secondé par Samman, Atenhotep, le prince nerveux, devenu Pharaon, se sentait apte à marcher dans les traces de son père mais sans faire les mêmes erreurs de parcours.
-Sire, saluez la foule! N'oubliez pas que pour être apprécié par le peuple, vous devez vous afficher tel un roi dont le charisme éclipsera la légende « Men-Néfert »; et qu'être son contraire pourrait vous donner une bien meilleure popularité que la sienne! Donc abusez de générosité et de chaleur!
Sur le balcon royal, on pouvait distinguer les deux hommes se parler discrètement. Samman était dans l'ombre d'Atenhotep.
-Faites ce que je vous dis! Si vous voulez rester sur le trône, obéissez-moi aveuglément!
Le jeune adolescent s'approcha timidement de la barrière puis leva le bras droit, le poing fermé.
Ce geste engendra un silence.
Soudain un homme dans la foule hurla:
-LONGUE VIE AU ROI! QU'IL EFFACE LES FOLIES DE MEN-NEFERT!
La foule répéta ses paroles en choeur.
-Qui sont ces hommes pour oser oublier ce qu'a réalisé mon père? murmura Atenhotep en serrant les dents.
-La politique est bien plus complexe que sauver le monde, mon petit.
-En aurai-je seulement un jour les compétences?
-Ensemble, nous allons diriger l'Univers. Nous rendrons le peuple riche et heureux. N'ayez crainte...
-Bien, cessons cette représentation ridicule qui insulte les travaux de Men-Néfert.
Les deux hommes, fondant dans la pénombre de leur balcon, laissèrent les cris du peuple résonner dans le vide.
À peine le pied posé dans le couloir, le roi fut abordé de tous les côtés. Son jeune secrétaire particulier fut le premier.
-Sire, le grand prêtre du temple d'Edfou vous demande audience.
Puis le ministre de la justice.
-Altesse, nous devons nous réunir pour nous mettre d'accord sur la restauration des anciennes lois.
*
Tous les ministres attendaient dans la grande salle de réception du palais.
Le roi, assis sur le trône, regardait défiler les figures importantes du pays qui lui rendaient hommage.
Samman, conseiller particulier du roi, était l'intermédiaire entre la royauté et ses sujets, d'une part pour sacraliser le rôle de Pharaon, mais surtout pour dissimuler l'inexpérience du jeune homme dans le monde politique.
Il murmura à l'oreille du jeune pharaon:
-Altesse, désirez-vous conserver notre gouvernement?
-Que me conseillez-vous, Samman?
-À votre place, je changerais tout. Ces hommes ont déjà trahi votre père, leur Pharaon. Ils pourront aussi vous poignarder dans le dos. Mais surtout rien ne doit vous rappeler qu'un jour, Men-Néfert avait régné sur ce territoire.
-Voudriez-vous que l'Histoire oublie ses aventures?
-Oublier? Non! ricana le chauve. Je veux effacer son ren* de toutes les pensées, de toutes les statues le représentant!
-Pourquoi tant de haine?
-Parce que je ne supporte pas les lâches qui oublient leurs devoirs et laissent mourir tout un peuple pour des raisons... personnelles. Être roi implique un sacrifice de sa propre vie. Men-Néfert n'avait plus la volonté de se battre pour la prospérité de notre Ta-Mery. Nous ne pouvions lui laisser les pleins pouvoirs.
-Vous avez raison, maître.
-Ne m'appelez plus « maître ». Aujourd'hui vous êtes l'homme le plus puissant du monde.
-Comment dois-je vous appeler alors?
-Nommez-moi Vizir dès maintenant et vous saurez comment m'appeler.
-Ne devrais-je pas réfléchir?
-N'oubliez pas qui vous a fait monter sur le trône! Que deviendriez-vous sans mon soutien? Croyez-vous pouvoir contrôler le pays le plus puissant du monde tout seul?
-Sachez que dans mon sang coule une force dont vous ne pouvez imaginer l'intensité.
-Voilà que vous faites l'éloge de votre père!
-Le sang de mon père est « divin ».
-Arrêtez de croire ces idioties... Men-Néfert est un homme comme vous et moi.
-Qui vous a dit que je parlais de Men-Néfert?
Pharaon se leva.
Le silence.
Samman fut étonné de voir que le jeune homme avait pris une assurance certaine depuis son ascension sociale.
-Bien... Samman m'a demandé de le nommer vizir, quelqu'un aurait-il une objection?
Étonnés, les ministres ne surent quoi répondre.
Le ministre des affaires étrangères leva la main demandant l'autorisation de parler; le roi lui fit signe de s'exprimer.
-Altesse, permettez-moi de vous indiquer mon étonnement. Samman n'est qu'un précepteur, pensez-vous qu'il aura l'envergure d'un Tjaty?
-Il fut mon maître et je le respecte plus que tout. Je pense qu'il assumera pleinement ses fonctions… et avec habilité. J'en prends la responsabilité.
-Sauf votre respect, ne devrions-nous pas réfléchir à cette décision... Vous êtes bien jeune et...
-Sa décision est prise, trancha Samman.
8.
Le ciel était d’un bleu parfait.
Le soleil dominait les hauteurs tel le Dieu unique.
Autour de moi, du sable chaud, un vent d'une douceur infinie et le Nil paisible, majestueux.
Cyriellis et moi-même marchions depuis plusieurs heures main dans la main.
La belle avait su me redonner espoir.
-Cette histoire est étrange… Ce n'est pas une simple amnésie, puisque je connais toutes les personnes de ce village.
-De quoi te souviens-tu de ton autre vie?
-Mais... c'est impossible de répondre à cette question! Disons que je ne me souviens de rien de cette vie.
-Et si c'était cette réalité qui était fausse?
-Comment ça?
-Peut-être es-tu en train de rêver tout simplement et que je fais partie de ton imagination! dit-elle en plaisantant.
-Ne joue pas avec moi. Auparavant tout me paraissait rangé dans des tiroirs et certain; aujourd'hui... je ne suis sûr de rien! Je pense que je suis gravement malade; je sens en moi une irrationalité et des contradictions de plus en plus intenses.
-Comment pourrais-je t'aider à traverser ces épreuves?
-Je n'en sais trop rien. Raconte-moi tes souvenirs. Peut-être existe-t-il d’autres liens entre ton passé et le mien.
-Le pharaon se nomme Atanhotep, tu as fait tes études avec lui, Seth-Nakht et Néféret-Linda au Kep.
-Étions-nous dans la même promotion?
-Oui.
-Il a donc mon âge... Il ne peut être mon fils! Pourquoi étions-nous sur un chantier alimenté par des esclaves?
-Pharaon a décidé de créer un immense temple dédié à Aton. Les caisses de l'État étaient déjà au plus bas avant qu'il ne prenne les commandes du pays mais avec ce projet nous avons vraiment atteint le fond. Les esclaves étaient sa dernière chance de mettre un terme à son projet de son vivant.
-Qui a bien pu lui conseiller une chose aussi affreuse?
-Ne crois pas que nous sommes tous blancs dans cette histoire...
-Je ne comprends pas. Travaillons-nous directement pour Pharaon?
-Néféret-Linda, Seth-Nakht et toi faisiez partie de son gouvernement. Seth-Nakht était ministre de l'armée, Néféret-Linda de la culture et toi ministre des affaires étrangères.
-Pourquoi parles-tu au passé? Aujourd'hui nous sommes quoi au juste?
-Nous avons décidé de fuir le pays ensemble. Le roi perd complètement la tête, il désire conquérir l'est pour répandre la parole sacrée d'Aton. Nous courrons vers la mort face à l'Empire. Nous avons décidé de ne plus servir Pharaon, mais l'Égypte.
-Comment ça?
-Seth-Nakht essaie de créer une nouvelle armée égyptienne et désire prendre le Pouvoir par la force. Vous êtes sur le point de demander de l'aide aux Khétas*.
-Faire une alliance avec nos ennemis? Ne serait-ce pas jouer avec le feu?
-C’est une idée de Seth-Nakht. Selon lui, mieux vaut se battre avec eux… que contre eux.
-Pourquoi sommes-nous passés de ministres à esclaves?
-Seth-Nakht et toi étiez beaucoup trop ambitieux, vous avez comploté contre Pharaon.
-Du genre...
-Du genre à engager un tueur.
-Non... Je ne peux pas cr...
-C'est pourtant la réalité. Atanhotep n'était alors qu'un pharaon ordinaire avec une Foi.... nouvelle.
-Tu veux dire que nous autres, les ministres, sommes la cause de sa décadence?
-On ne peut pas tout vous mettre sur le dos, évidemment. Mais si je n'étais pas de votre côté, vous ne seriez que de sales traîtres égoïstes.
-Pourquoi nous es-tu restés fidèle?
-Par amitié.
-Mais nous sommes donc les méchants dans cette histoire?
-C'est plus ou moins ça.
9.
Atenhotep vagabondait dans les couloirs du palais.
C'était son premier moment de solitude depuis son couronnement.
Se remémorant les souvenirs en compagnie de son père, il se rendit compte que seuls les bons restaient. Quel plaisir de s'évader quelques instants dans un passé à la fois si proche et tellement lointain.
Men-Néfert était, certes, un père froid et distant, mais ne possédait-il pas d'extraordinaires compétences physiques et des expériences uniques?
Que devait-il retenir de ses dires?
Pharaon s'arrêta devant une fresque du palais représentant la scène du jugement dernier. L'homme qui se faisait juger face à la balance céleste prit peu à peu son visage comme le reflet d'un miroir. Les visages des dieux semblaient se tourner vers lui pour l'inviter à le rejoindre dans cette scène tant redoutée des Hommes.
Soudain le roi se souvint de sa dernière discussion avec son père.
« Les dieux n'existent pas, je crois que quelque chose, ou quelqu'un a trompé l'humanité. Les dieux ne sont que des pantins! »
Que voulait-il dire par là?
Une main se posa sur son épaule.
-Altesse, quelque chose vous tracasse? demanda le nouveau vizir.
Atenhotep respira fort.
-Oui, ta main. Retire-la tout de suite. Qui crois-tu être pour pouvoir toucher la réincarnation d'Horus?
Tétanisé, Samman fut à la fois choqué par l'insolence de son ancien élève et ravi de voir que de jour en jour un vrai pharaon prenait vie.
Reconnaissant son erreur, celui-ci écarta rapidement sa main comme si l'épaule du roi était faite de feu.
-Tu as été engagé par mon père, Samman. Explique-moi pourquoi il t'a cherché au fin fond du Delta pour t'imposer mon éducation?
-Je ne sais pas. C'est un mystère pour moi aussi.
-Je crois connaître mon père plus que quiconque. Il ne laisse jamais rien au hasard. Peut-être avait-il prévu ta trahison depuis le début?
Le vieux précepteur ne put s'empêcher de rire.
-Qu'est-ce qui te fait rire, vieil homme?
-Votre père n'était qu'un homme, altesse. Lire l'avenir est impossible, je me demande même si les Primitifs en sont capables...
Le roi porta sa main au menton et réfléchit quelques instants.
-Et si un dieu plus puissant que les autres lui avait dicté l'avenir?
-Atenhotep... Ne faites pas la même erreur que votre père... Il n'y a pas de place pour Aton en Égypte. Je croyais avoir été clair. Faire vaciller un roi hérétique pour en mettre un autre sur le trône n'a, à mon humble avis, aucun sens.
-Tu as peut-être raison.
Les yeux du monarque se portèrent à nouveau sur la fresque. Amam semblait lui sourire.
-Je crois que seul, je ne ferais jamais rien de bon. Promets-moi de ne pas abandonner le navire quoi qu'il arrive.
-Si vous me promettez de ne pas choisir un autre vizir, sourit Samman, heureux de voir que sa présence était indispensable à la gestion de l'État.
-Ta maîtrise parfaite de notre langue et de notre écriture fait de toi mon nouveau secrétaire particulier.
-Une autre nomination? Ne me chargez pas de trop de responsabilités. Mon vieil âge ne peut supporter le poids de l'Égypte entière.
-Vous êtes la seule personne en qui j'ai confiance, maître.
10.
Seth-Nakht, Werba, Cyriellis et Néféret-Linda s'étaient réunis sous la tente principale du petit village clandestin pour discuter de l'avenir.
J’avais demandé à mes amis une mise au point sur nos dernières actions parce que j’avais de graves troubles de la mémoire.
Le colosse, les bras croisés, adossé contre le poteau principal soutenant la toile de la tente lâcha un rire féroce.
-Men-Néfert amnésique? Pourquoi cela ne m'étonne-t-il même pas?
-Que veux-tu dire par là, Seth-Nakht? demandais-je, vexé.
-Ton surnom « Le Perturbé », tu ne l'as pas volé... À chaque fois qu'on te parle, tu sembles tutoyer les airs!
-Il n'a pas tord, ajouta Néféret-Linda.
-En fait, je ne suis pas amnésique... J'ai l'impression de vivre la vie d'un autre.
La petite assemblée explosa de rire, excepté Cyriellis qui cependant affichait un large sourire.
Un malaise.
-Cela doit être le surmenage. Passer de ministre à esclave n'est pas sans conséquence sur le plan moral. Moi-même je rêve tous les soirs de ma vie d'antan, déclara Seth-Nakht.
-Mais tout est rentré en ordre maintenant? demanda Néféret-Linda.
Je ne pus m'empêcher d'admirer son corps parfait et de me souvenir qu'il y a quelques jours encore, je pleurais sa disparition dans la chapelle de mon palais.
J'avalais difficilement ma salive.
-Oui... oui... enfin... je suis un peu perdu quand même.
-Bon, trêve de bavardages inutiles. Nous avons une guerre à finir! s'exclama le colosse.
-Sans vouloir m'imposer... Pourquoi ai-je cette fâcheuse impression que Seth-Nakht dirige notre équipe?
Le silence.
-Voudrais-tu m’affronter? Ainsi nous serions fixés! Il faut bien un chef dans un groupe? Non?
Notre âpre face-à-face à l'époque d'Ahmès, dans mon passé de l'autre vie, me revint en mémoire.
-Non... non... la force ne résout pas ce genre de problème!
-Que proposes-tu? Un groupe sans meneur ne mène à rien justement.
-Tu as tout à fait raison, mais je refuse d'être dirigé par un militaire trop ambitieux qui a osé comploter contre Pharaon!
-Notre goût du pouvoir nous a fait perdre la face, mon ami. Nous avons détruit l'Égypte! Nous n'allons pas recommencer!
-Moi, je n'ai rien fait de tel.
-Insinues-tu que je suis le seul responsable du changement de caractère d'Atanhotep?
-« Le Perturbé » est peut-être responsable mais MOI non!
Seth-Nakht se tourna vers Werba.
-Il se moque de moi, là?!
Werba haussa les épaules, l'air indifférent.
Ce n'était pas la première fois que le quinquagénaire assistait à une dispute entre les deux hommes.
-Parlons de légitimité, proposa Néféret-Linda.
-Mais ce n'est pas possible! C'est une blague?! s'emporta le colosse. Nous perdons du temps inutilement! Nous avons tous le même but: voir Atanhotep descendre de son trône et on perd notre temps si précieux à savoir qui va diriger cette bataille!
-Très bien, tu dis que cela est sans importance. Laisse-moi le contrôle de l'opération!
Le géant devint rouge de colère et se précipita en ma direction, mais Werba eut juste le temps de le bloquer.
-Se battre entre nous ne fera pas avancer les choses. Je vais prendre le contrôle de l'opération. Ainsi il n'y aura plus de disputes! proposa Werba.
Cyriellis et Néféret-Linda approuvèrent d'un hochement de la tête.
-Bien, pourquoi pas! m'exclamais-je.
-D'accord, accepta Seth-Nakht. Donne tes directives avant que je change d'avis.
Werba prit la place centrale.
Le vieil homme, toujours mal rasé et les cheveux en pagaille, impressionnait par sa musculature sèche et épaisse. À la fois grand et fin, il imposait par son caractère autoritaire et paternel.
-Bien... tout d'abord. Il nous faut une véritable armée. Seth-Nakht tu as quelques officiers qui te sont restés fidèles. Amène-les ici et faisons un bilan pour savoir combien de soldats nous avons sous nos ordres.
Le colosse baissa les yeux et secoua la tête très doucement. Peut-être cela voulait dire qu'il acceptait l'ordre?
-Men-Néfert et Néféret-Linda vous partirez en Anato...
-Il est hors de question qu'il parte seul avec Néféret-Linda! s'exclama Cyriellis.
-Ne commence pas tes jalousies, nous ne sommes pas là pour ça! s'énerva Werba. Nous avons une mission capitale pour la survie de l'Égypte et vous vous conduisez comme des enfants!
-Pardon, s'excusa la jolie blonde.
-Bien je reprends. Men-Néfert et Néféret-Linda, vous irez en Anatolie pour convaincre Hatolawi de nous aider à compléter notre pseudo-armée qui est en construction.
-Je n'approuve pas trop cette solution, déclarais-je. Chasser un serpent avec une meute de loup me semble trop dangereux.
-Nous en avons déjà parlé. Nous ne prenons pas un risque inutile puisque Atanhotep désire conquérir le plateau anatolien!
-Qu'est ce qui nous prouve qu'ils nous laisseront le Pouvoir une fois qu'Atanhotep abdiquera?
-Hatolawi n'a rien d'un militaire, il se contente de marchander avec ses voisins.
-Et ses généraux aussi, peut-être?
-C'est moi le chef, oui ou non?
-Rien ne doit être laissé au hasard dans ce genre d'opération!
-Seth-Nakht, tu en penses quoi? demanda Werba.
-J'en pense que Men-Néfert est mort de peur rien qu'à l'idée d'aller voir l'Empereur!
-La seule peur que j'ai, c'est de faire une mission à tes côtés!
Le vieil homme coupa la dispute:
-Cyriellis et moi partirons en Égypte pour mieux observer les faits et gestes de notre souverain.
Chacun accepta son rôle.
-Je demanderai une réconciliation entre Seth-Nakht et Men-Néfert avant de commencer quoi que ce soit. L'unité de notre groupe est primordiale pour le bon fonctionnement de notre mission.
-Pour qu'il y ait réconciliation, encore faut-il qu'il y ait eu affrontement! s'exclama le colosse. Un jour toi et moi réglerons nos différents dans un combat à mains nues. On verra qui les dieux choisiront.
-La violence est la seule et unique chose que tu maîtrises.
-Je joue avec les armes que les dieux m'ont offerts.
-Et moi avec je réfléchis avec la conscience que m'a donné Aton.
Cette phrase résonna comme un coup de tonnerre. Tout les regards convergèrent vers le Balafré.
Werba prit la parole.
-Men-Néfert... sous-entends-tu que tu as adhéré à cette idéologie monothéiste que nous sommes en train de combattre?
-Oui, en effet. Pourquoi?
Néféret-Linda s'emporta.
-Nous combattons un pharaon hérétique d'Aton avec l'un de ses partisans! Je ne comprends plus rien moi! C'est quoi au juste notre combat?
-Atanhotep est un tyran, oui ou non? Peu importe ses croyances!
-Peu importe ses croyances?! répéta le colosse, rouge de colère. Mais si on se bat aujourd'hui c'est pour conserver les traditions de l'Égypte, synonymes de grandeur, et toi, quelques instants avant de prendre la révolution en main, tu nous sors que tu es dans le camp de notre ennemi!
-Mais je n'ai jamais rien dit de la sorte! Notre lutte est contre le pharaon, pas contre sa religion!
Seth-Nakht sortit de la tente, la rage au ventre.
-Je ne veux plus entendre parler de vous. Je ne vous supporte plus, à partir de maintenant c'est chacun pour soi! Nous n'avons rien en commun!
Le groupe restant se regarda dans le blanc des yeux. Visiblement chacun était perdu.
-Je crois que nous devons réfléchir un peu,proposais-je. Que recherchons-nous réellement?
-Pour ma part, vivre heureuse, c'est tout! s'exclama Cyriellis.
-Et toi, Néféret?
-Idem, confirma la belle en hochant la tête.
Je regardai Werba. Ce dernier hocha la tête également.
-Nous devons tous nous mettre d'accord sur un point: notre cause mérite-t-elle qu'on y laisse la vie? Personnellement, je suis fatigué de subir la vie. Je veux la vivre sans soucis.
-Autrefois tu étais beaucoup plus combatif. D'où te vient ce soudain changement d'ambitions? ... et de croyance?
-J'en sais rien.
-Moi, je ne serais jamais heureux tant que nous serons des hors-la-loi.
-Bien. Je vous propose d'oublier Seth-Nakht; son impulsivité m'exaspère. Il nous faut une entente claire et précise. Je recherche de la compréhension et une logique qui conviendrait à tout le monde.
-Et derrière ce beau discours, qu'as-tu derrière la tête? demanda Cyriellis.
-Suivre le plan de Werba et réaliser notre rêve: vivre heureux en Égypte.
Werba semblait sursauter comme s'il venait de s'étonner tout seul.
-Au fait, Men-Néfert... Tu ne nous as pas dit, ce que toi, tu recherchais dans la vie...
-Dans l'immédiat, je dirais: « reprendre ce que j'ai perdu pour comprendre qui je suis. »
-J'espère que tu ne parles pas de ton délire d'une ancienne vie de Pharaon, soupira Cyriellis.
-C'est exactement à ça que je fais allusion.
-Une ancienne vie de Pharaon? répéta Néféret-Linda.
-Oui, vois-tu, mon état est le même que celui de quelqu'un qui vient de sortir d'un rêve et qui ne sait plus ce qu'est la réalité. Mes souvenirs se mélangent!
-Qui étais-tu dans cette ancienne « vie »?
-Je parlerais plutôt de « rêve », en fait. Mais pour répondre à ta question, j'étais Men-Néfert, petit-fils de Nefertoum, lui-même descendant du dieu Thot, fondateur du puits inter-cosmique...
-Thot? Le dieu Thot? s'étonna Néféret-Linda.
-Oui.
-Quelle prétention!
-Je sais, cela peut paraître étrange en le racontant.
-Tu parlais d'un puits, qu'en est-il?
-Il s'agit d'un puits menant dans un autre monde, dit le « monde Cyclique ». Une sorte de monde parallèle au nôtre.
-C'est une plaisanterie?
-Non pas du tout!
-Où se trouve ce puits? demanda Werba.
-Il se trouve à Memphis, la ville que j’ai crée.
-Toi? Tu as créé notre ancienne capitale? Les filles... vous croyez vraiment que nos efforts aboutiront à quelque chose? Entre un Seth-Nakht trop fougueux et un Men-Néfert au bord de la folie, nous risquons d'y laisser quelques plumes...
-Peut-être connaissez-vous Khâ-Men?
-Oui! Quel rapport avec ta ville?
-Il s'agit du même lieu en fait.
-Khâ-Men n'a rien d'une ville!
-Je vous propose d'aller y faire un tour lorsque nous contrôlerons le trône d'Égypte. Je suis peut-être fou... mais j'ai mes certitudes!
-Bon, je vous propose de commencer notre opération, s'imposa Werba. Rester une journée de plus ici me tuera.
11.
Une année venait de s'écouler depuis l'ascension d'Atenhotep sur le trône d'Égypte.
Pharaon avait décidé de réparer les erreurs de son père.
Chaque temple, chaque lieu de culte, chaque hymne au dieu unique fut totalement détruit. Aton n'était désormais plus qu'un mauvais souvenir; du moins c'était ce que le gouvernement croyait…
Les partisans de cette idéologie monothéiste n'étaient pas nombreux, mais leur courage et leur détermination étaient plus qu'inquiétants pour l'équilibre de l'État.
Les lois de la déesse Maât semblaient être périmées pour une partie de la population qui, de jour en jour, devenait de plus en plus importante. En effet, cette nouvelle religion n'imposait aucune contrainte; plus besoin de s'adresser à un Primitif en particulier pour lui demander une faveur dans ses compétences. Une simple prière adressée au dieu pouvait avoir des conséquences au-delà de toutes espérances.
Aton était en quelque sorte un dieu « tout en un ». Sa dimension infinie rendait ce dieu tout puissant, créateur non seulement du Ciel, de la Terre, de la Vie mais aussi de l'équilibre cosmique.
N'admire-t-on pas toujours le plus puissant au détriment des autres, quels qu'ils soient?
La situation en Égypte semblait s'inverser.
Qu'aurait donné Men-Néfert, il y a dix ans, pour voir son peuple le suivre dans ses réformes?
Il avait fallu attendre son départ, mais son projet commençait à prendre vie. Tout doucement, le peuple se convertissait:
« Pourquoi faut-il toujours attendre que quelqu’un meure ou disparaisse pour qu’on se rende compte que cette personne était un grand Homme? Pourquoi toujours attendre leur trépas avant d’oser concrétiser leurs projets? ... Pour accuser les folies d’un mort en cas d’échec? Quand aura-t-on enfin le courage de prendre nos responsabilités? Tout ça est ridicule! »
Pourtant Samman n'abandonna pas son désir de redonner à l'Égypte sa splendeur passée.
Véritable gouverneur du pays, c'était bien ce vieillard qui tirait les ficelles dans l'ombre de Pharaon car Atenhotep ne s'intéressait guère à la politique qui était un poids bien trop lourd pour ses frêles épaules.
L'esprit souvent ailleurs, il pensait peut-être trop souvent à son père, Men-Néfert, mais aussi à son père biologique: Cefope.
L'adolescent avait une immense estime pour son prédécesseur. Il savait qu'il n’avait pas trahi son père puisqu'il avait choisi d'abandonner le Pouvoir de son gré.
Cependant, un pharaon se devait de rester dans sa position jusqu'à la mort, et Men-Néfert n'était pas genre d'homme à ne pas assumer ses responsabilités. Pourquoi était-il parti si précipitamment? Que lui cachait-il?
À toutes ces questions, Atenhotep n'avait absolument aucune réponse. Chaque problème qu'il soulevait mettait à jour une fourmilière de questions.
Comment écarter le fait que Men-Néfert était omniscient et que rien ne lui échappait? Avait-il découvert le secret de lire dans le temps? Et si c'était le cas, qu'avait-il vu?
*
Atenhotep était assis sur le rebord de la fenêtre royale du premier étage depuis un long moment déjà.
Râ brillait au sommet de sa grandeur... mais était-ce Râ ou Aton qui réchauffait si doucement sa peau?
Chaque détail de la vie donnait au roi une multitude de questions qui, selon lui, devaient forcément avoir une réponse rationnelle... et seul Men-Néfert pouvait répondre à toutes ces questions.
Pour le roi, le surnaturel n'était pas les dieux ou Dieu, c'était Men-Néfert.
Son regard s'était posé depuis plusieurs longues minutes sur deux jeunes adolescents de son âge marchant main dans la main.
Un amour certain se dégageait de ce couple idéal aux yeux du monarque. Ce dernier envia l'inconnu.
Une vie simple, normale et amoureuse: n'était-ce pas ceci le Bonheur? Que pouvait-on envier au Pharaon?
Certes, il possédait un harem et tous les avantages de la Puissance, mais être aimé simplement par une charmante demoiselle, cela ne valait-il pas tout l'or du monde?
Il avait déjà essayé maintes fois de vivre un amour passionnel auprès de jeunes femmes de la Cour, et également de simples paysannes, mais chaque relation avait été un profond échec.
Ses goûts trop pointus pour la violence n'excitaient pas les Égyptiennes, du moins pas celles qu'il avait rencontrées jusqu'à présent.
Quoi qu'il en soit, Atenhotep savait qu’un adjectif jamais utilisé auparavant allait suivre son nom royal après sa mort. Il savait qu'un grand destin l'attendait, un destin incroyable, un destin digne de Men-Néfert. Il ne faisait pas partie des simples mortels. Il avait le corps d’une brebis mais l’âme d’un loup. L’avenir ne pouvait que lui sourire.
« Oui, je suis Atenhotep! Un jour, on se prosternera à mes pieds non plus par obligation, mais par respect sincère parce que je vais apporter à mon peuple tout ce qu... »
Le vol d'un ibis surprit brutalement le monarque qui perdit l'équilibre. Heureusement, il tomba du bon côté de la fenêtre. Ce stupide incident aurait pu lui coûter la vie.
Le destin grandiose qu'il espérait tant aurait pu lui échapper d'une manière aussi ridicule.
Au même moment Emy entra dans la pièce découvrant la posture embarrassante du maître des Deux-Terres les pieds en l'air.
Celui-ci se redressa avec le peu de dignité qui lui restait.
Surpris et gêné, le Nerveux esquiva le regard de la jeune fille qui essayait tant bien que mal de dissimuler son sourire moqueur.
-Euh... Que fais-tu ici, Emy?
Il se gratta le bas du ventre avec véhémence; un vieux tic qu’il traînait depuis plusieurs années trahissant son malaise.
-Je suis venue te voir. Depuis ton couronnement on ne s'est plus vu!
-C'est que... je suis très occupé. Tu n'imagines pas le poids que l'on a posé sur mes épaules.
-Non... pas à moi. Je sais que c'est Samman qui dirige tout... toi tu n'es qu'un pantin!
-Comment oses-tu...
-... Je suis ton amie, Atenhotep. Je sens que quelque chose ne va pas. Tu passes ton temps assis sur cette fenêtre depuis trois jours.
-Tu m'espionnes?
-J'essaie de t'aider! Confie-toi à moi, comme tu le faisais autrefois!
-Samman m'a conseillé de ne plus faire confiance à mon entourage. Un roi ne peut se permettre d'avoir des amis.
-Samman n'est qu'un manipulateur!
-Ne parle pas ainsi de lui! Tu ne le connais pas. Va-t-en maintenant, je n'ai rien à te dire, je ne suis plus le prince que tu as connu.
-Mais...
-Ne discute pas!
Déçue, la jeune femme s'inclina.
-Bien, altesse.
Pharaon soupira. Que venait-il de faire? N'avait-il pas besoin de se confier à quelqu'un? Chasser sa seule amie réglerait-t-il ses problèmes?
12.
Je me retrouvais enfin seul avec Néféret-Linda.
Ce moment tant attendu s'annonçait assez complexe.
Que pouvais-je bien lui dire? Évoquer le passé était impensable; qu'avions-nous en commun désormais?
Pourtant je savais que notre amour était infini et que même dans une autre vie, nous ne pouvions que nous aimer.
Lui dire toute la vérité sur notre relation, voilà ce que j'allais faire.
*
-Men-Néfert, tu sembles bien soucieux depuis notre départ...
-Je... Je songeais à quelque chose.
-À quoi?
Je pris un moment pour chercher mes mots.
-Il faut que je sache ce que nous étions dans le passé toi et moi.
-Comment ça?
-À quoi se limitait notre relation?
-Toujours amnésique? ... ou besoin d'une mise au point.
-L'amnésie.
-Notre relation se limitait à l'amitié, si c'est ça que tu veux savoir.
Je hochais la tête et mordis ma lèvre inférieure.
Néféret-Linda sentit mon malaise.
-Confie-toi, si tu veux me dire quelque chose... J'étais une grande amie, nous n'avions aucun tabou.
-N'as-tu jamais ressenti plus que de l'amitié pour moi?
-Si, bien sûr; mais ta relation avec Cyriellis semblait importante à tes yeux. Je ne voulais pas détruire ce que tu possédais de plus cher.
-Et si ce n'était pas ce que je possédais de plus cher?
-Je t'interdis de parler ainsi! Oublierais-tu ta fille?
-Elle n'est pas ma fille!
-Tu aurais pu au moins lui dire « au revoir »; ce n'est pas digne d'un père!
Notre marche cessa.
-Écoute, si on était aussi amis que tu le prétends, il faut que je te dise la vérité. Dans mon passé à moi, qui est visiblement différent de celui de toutes les personnes que j'ai rencontrées cette semaine, tu étais ma femme et ça fait quinze ans que je pleure ta disparition!
-J'étais ta femme?
-Nous avons vécu une aventure extraordinaire: nous avons sauvé l'Égypte! Que dis-je... nous avons sauvé le monde d'un puissant dieu du nom de Cefope! J'étais Pharaon et toi la Grande Épouse Royale! Nous avons régné une année comme des dieux sur ces terres! Je ne peux pas croire qu'aujourd'hui je ne suis qu'un esclave fugitif!
-Ton cas est bien plus grave que je ne l'aurais imaginé!
Je tournais en rond:
« Comment exprimer ce que je ressens? Personne ne peut me comprendre! »
-Trouvons des indices; des similitudes avec mon passé, je veux savoir si je suis fou ou non!
-Personnellement tu m'inquiètes... tu me fais même peur, me déclara-t-elle en baissant les yeux.
Sa tristesse me serra le cœur. Je la pris dans mes bras.
-Je dois mettre de l'ordre dans mes convictions. Désormais rien n'est sûr.
-Dois-je comprendre que tu ne veux plus continuer la mission?
-Je veux retrouver mon passé! Je refuse de croire que toutes mes souffrances et mes acquis n'ont servi à rien et sont synonymes de chaos total.
Elle se détacha de moi.
-Tu as perdu la Foi en nos dieux au détriment de la folie, voilà tout. Aton te fait tourner la tête.
-La Foi que j'avais pour les Primitifs n'a pas disparu, elle a simplement changé de cible: Aton. Les dieux n'agissent pas sur notre destin, crois-moi, je les ai rencontrés, ce sont des faibles! C’est Aton le maître de l’Univers!
-Men-Néfert, tu es devenu prétentieux et mythomane! Personne ne rencontre les dieux!
-Je le sais bien, mais nous étions les élus!
-On dirait que « fantasme » a remplacé « réalité »!
-Ce n'est pas impossible... Je suis donc malade?
-Nous le découvrirons bien assez tôt. Cela dit, nous avons une mission à accomplir. Pour moi elle est importante, il ne s'agit pas d'exécuter une exigence personnelle, mais je me bats pour une cause.
-Je croyais que tu te battais pour être heureuse?
-Oui mais si je suis heureuse, d'autres en profiteront. C'est une cause comme une autre...
-Et ça, ce n’est peut-être pas de l'égoïsme?
-Un égoïsme bien différent du tien en tout cas.
Ma gorge se noua. Que se passait-il? J'avais toujours cru que cette femme était mon double, qu'ensemble nous ne formions qu'un. Que rien ni personne ne pourrait nous mettre l'un contre l'autre. N'était-ce qu'une utopie?
-J'ai rêvé durant toutes ces années, mais j'étais bien présent... Comment étais-je ces derniers temps?
-En ministre, tu étais ambitieux, travailleur et arrogant; sur le chantier tu étais absent. Je ne te reconnaissais plus...
-Qu'entends-tu par « absent »?
-On te parlait, mais tu avais toujours l'esprit ailleurs. Avant le chantier, tu étais rieur et généreux mais depuis le début des travaux, tu ne penses qu'à toi et à ton devenir. Tu ne penses qu'à te venger! Tu as délaissé ta femme, ta fille, ton entourage… et moi, ta meilleure amie.
Un certain dégoût de moi-même grandissait dans mon coeur d'heure en heure.
Mais n'avais-je pas sacrifié ma vie autrefois pour une cause? N'était-ce pas une preuve de générosité? Malheureusement, tout ceci n'était visiblement qu'un rêve.
Quelle injustice!
13.
Hattousha, capitale d'alors de l’empire hittite était réputée pour son côté triste à toutes les saisons.
Cette ville de pierre, entourée de ravins profonds et bordée de falaises raides, lui assurant une certaine défense naturelle, s'imposait dans le paysage tel un bloc de roche imprenable.
L’immense enceinte haute de vingt coudées, composée principalement de briques renforcées par des poutres de bois, protégeait le cœur du pays avec une efficacité inégalable.
Inutile de préciser aux rares voyageurs, qui avaient l'opportunité de traverser ces terres, que l’Histoire de l'Empire ne fut que violence et famines.
L'armée était omniprésente aussi bien dans les régions urbaines que paysannes.
Impossible d'attaquer ce monolithe par surprise. Tout semblait être parfaitement organisé, si bien que lorsqu'une guerre éclatera, les préparatifs seront de courte durée.
Hatolawi, « l'empereur commerçant », comme le surnommaient ses généraux, était un vieillard chétif à la longue barbe grise.
Bossu et boitant de la jambe droite, il ne se déplaçait jamais sans sa lourde canne en or.
Cet objet, primordial pour la verticalité de son propriétaire lors de ses rares déplacements, soulignait son rang social au sommet de la hiérarchie hittite. Sans sa canne, il ne ressemblait qu'à un pauvre paysan, avec sa vieille tunique froissée et sale.
Son goût accentué pour l'être, et non le paraître, avait donné à l'Anatolie des richesses... pharaoniques.
Cet homme, originaire de la profonde campagne, avait très vite compris que l’héritage des guerres incessantes avec ses voisins ne menait à rien. Dès le début de son règne, il avait préféré consolider ses frontières plutôt que d’entreprendre des projets de conquêtes.
Il était le premier empereur Khéta à traiter ses voisins en partenaires économiques et non plus en vassaux. Ainsi la Syrie et le Mitanni* avaient également pu se développer et les principaux bénéficiaires furent bien évidemment les commerçants du Hatti.
L'Égypte, ou plutôt le gouvernement d'Atanhotep, dit « Le Cruel », se méfiant de ce soudain changement de politique d'un point de vue historique, préféra s'isoler plutôt que d'ouvrir les bras à cet ennemi héréditaire.
Mais tout ce système ne cachait-il pas quelque chose? Les Khétas se contenter de l'argent du commerce? Impensable!
Imaginer des généraux tels que Menaïs passer le reste de ses jours dans une somptueuse villa en plein coeur de la capitale? Non! C'était définitivement impossible. Ces hommes étaient nés pour tuer!
Voilà trois ans que Menaïs n'avait plus touché une arme et encore... la dernière fois c'était pour exécuter un misérable bédouin qui avait essayé de voler une caravane égyptienne.
Lui, le grand général vainqueur des glorieuses campagnes de l'est était réduit à devenir un pitoyable bourreau honorant les accords minables conclus avec l'Égypte.
Les Deux-Terres et l'Empire avaient signé une trêve lors du règne du grand pharaon Cefope. Mais cette paix était menacée depuis qu'Atanhotep portait le pschent.
En effet, Pharaon avait hérité de son père une croyance monothéiste et contrairement à ce dernier, il avait su l'imposer à son peuple.
Ses rêves de grandeurs pour Aton commençaient à déborder de l'influence territoriale égyptienne...
Le monde devait s'incliner devant les fous du Dieu unique.
Pharaon méprisait tous les « infidèles », c'était ainsi qu'il nommait les Hommes vénérant les idoles et autres divinités secondaires.
Il était persuadé que sa vision était la bonne; aucune autre ne devait exister; et l'Empire était une insulte à sa religion.
Aton devait régner sur un puissant territoire, et ce territoire devait s’étendre de la Nubie jusqu’en Chine en passant par le Hatti.
Tôt au tard, la guerre allait éclater et ceci chaque habitant des deux nations le savait.
C'était une question de temps.
Seulement Atanhotep était de plus en plus méfiant, l'économie de son rival avait largement dépassé celle de l’Égypte, et son armée désorganisée n'avait pas la moindre chance de battre les guerriers légendaires anatoliens avides de sang égyptien.
*
Nous arrivâmes bien trop rapidement devant la ville.
Les grandes portes en bois, recouvertes de bronze, étaient écrasées entre deux hautes tours.
À cet unique accès, chaque passant était scrupuleusement fouillé et devait justifier sa présence par un laissez-passer commercial ou une autorisation signée par la main du maire de la ville.
Un garde trapu à l'odeur âcre nous demanda de nous présenter.
-Nous sommes égyptiens. Nous souhaiterions nous entretenir avec l'Empereur, déclarais-je.
-Pour voir notre bien aimé Empereur vous devez passer chez le maire de la ville... mais je vous préviens, on ne le rencontre pas sans raison. Si vous lui faites perdre son temps, vous risquez votre tête!
-Je pense qu'il sera ravi de notre visite!
-Bien, je vais vous escorter jusqu'à son palais. Une présence égyptienne est extrêmement rare dans ma ville. Les derniers Égyptiens de passage ici n’ont réussi à traverser que la deuxième rue; mes concitoyens les ont lapidés en quelques secondes! Une légère protection ne vous sera pas superflue...
La peur au ventre, je m'inclinai en guise de remerciements.
Nous marchions d'un pas rapide vers le centre de l'immense ville. Les rues évoquaient la douleur et le travail.
Une odeur de sueur planait. Les habitants hyperactifs nous bousculaient pour nous dépasser. Pour eux, le temps c’était de l’argent. Il n’y avait que des commerçants qui ne pensaient qu’à leurs rendements de fin de journée.
On pouvait même apercevoir des cadavres d'animaux abandonnés à leur sort; personne n'osait y toucher, mais surtout personne n'était employé à nettoyer les rues.
Après un long moment de marche, une large rue sembla s'enfoncer dans un haut bâtiment sublimement décoré, dégageant cette agréable sensation de richesse.
-Nous sommes arrivés, déclara le garde.
L'édifice était entouré d'une ligne de militaires comme une enceinte. Visiblement la sécurité était pleinement assurée.
-Est-ce le palais de l'Empereur? demanda Néféret-Linda.
-En quelque sorte… Il s'agit du principal bâtiment administratif de la ville. Venez, nous allons entrer.
L'entrée semblait déserte. Ce détail alerta Néféret-Linda qui murmura à mon oreille:
-C'est étrange, j'ai l'impression qu'on nous attendait!
-Oui, je ressens la même chose.
À peine le pied posé sur les premières marches, des soldats nous immobilisèrent. Un homme chétif sortit de la pénombre.
-Je vous attendais. Atanhotep m'a demandé de vous capturer... et de vous exécuter!
Écœuré par ce traquenard, je cherchais les mots pour nous défendre:
-Que... Qu’est ce qui se passe? Qui êtes-vous? Vous ne pouvez pas nous arrêter sans raison!
-Je suis l'Empereur. Rien ne m'est interdit!
-De quoi nous accuse-t-on?
-Atanhotep désire votre mort, le reste ne m'intéresse pas.
Je n'eus que le temps de voir un soldat se ruer vers moi levant une arme de bois avant de sombrer dans les profondeurs de l’inconscience.
14.
Le noir absolu.
Toujours et encore cette sensation d'avoir été assommé par quelqu'un.
« C'est étrange, ce sentiment d'avoir été un autre. Quel drôle de rêve! Où suis-je? Pourquoi ai-je le visage de cette jeune femme aux cheveux bouclés en tête? Où m'a-t-elle emmené? »
« Des bruits de pas... »
-Men-Néfert, bienvenue en Atlantide! s'exclama une voix douce.
« En Atlantide? »
-Le roi Génos est ici.
« Oui, je le sais, je viens de le lire dans ton esprit. Ne suis-je pas l'Aveugle Omniscient? »
-Men-Néfert?
« Laissez-moi tranquille, j'ai la tête qui tourne... »
-Seigneur...
Men-Néfert entendit le murmure d'une voix spécialement grave:
-Ça fait maintenant deux mois qu'il ne donne plus signe de vie. Son corps ne tiendra plus longtemps.
Après un long silence les bruits de pas semblaient s'éloigner.
15.
Le jeune Atenhotep, dit le « Nerveux », fils biologique du dieu des ténèbres, Cefope, et successeur de Men-Néfert, achevait sa troisième année de règne.
Désormais Aton avait totalement disparu de la scène religieuse officielle.
Quiconque était surpris en vénération ou lors d’un rassemblement au nom du dieu unique était puni de mort.
Pourtant, certains croyants préféraient adorer Aton au péril de leur vie. La Foi n'était pas un sentiment susceptible de disparaître sous l'exigence d'un homme, même imposé par la réincarnation d'Horus lui-même: Pharaon.
Le bilan politique de cette année était largement positif. Grâce à Samman, l'Égypte était redevenue la première puissance économique et militaire.
L'empire des Khétas dirigé par Hani, surnommé « l'empereur philosophe » par ses ministres, était très puissant et s'affichait comme principal allié de la Terre Aimée des dieux.
Tout semblait sourire au gouvernement d'Atenhotep.
Samman était un vrai dirigeant, peut-être le plus grand vizir que l'Égypte n'ait jamais connu et qu'elle ne connaîtrait jamais.
Cet homme comprenait parfaitement la politique: suivre les exemples de ses prédécesseurs. Ne pas tenter d'innovations: cela ne sème que le doute et le doute engendre les révolutions.
Pourtant, aujourd'hui Atenhotep avait vu son rêve de grandeur s'écrouler. Le médecin particulier du Tjaty lui avait annoncé une affreuse nouvelle: le vizir était gravement malade, son coeur ne pouvait suivre son rythme de vie surchargé.
Samman devait se reposer sinon ses jours allaient être en danger. Cela voulait tout simplement dire que Pharaon devait prendre les affaires de l'État personnellement en main.
Trois années de règne n'étaient pas suffisantes pour déceler toutes les ficelles de ce métier trop complexe pour un humain, mais d'autres avaient réussi sans entraînement, alors pourquoi pas lui?
Son père biologique n'était-il pas le dieu des ténèbres: Cefope?
Son premier engagement, en tant que détenteur unique du Pouvoir Suprême, fut de passer en revue tous ses ministres pour mieux comprendre le système politique.
*
Réunion de crise organisée à la hâte dans la salle de réception.
Pharaon, mis en avant, assis sur son trône, portait la double couronne. Ses bras ne savaient pas comment se comporter… Fallaient-ils les poser sur les accoudoirs ou sur les genoux?
Les vieux ministres étaient condamnés à patienter debout.
Le roi finit par se lever.
-Bien... Comme moi, je suppose que vous avez appris la nouvelle à propos de notre vizir bien aimé. J'ai besoin de votre opinion sur les conséquences de cette tragédie.
Le ministre de l'intérieur et second de Samman proposa:
-Il nous faudrait un autre Tjaty: un roi seul ne peut gouverner correctement! Trop d'informations sont à traiter. Je voudrais vous annoncer ma candidature à ce titre.
Atenhotep réfléchit quelques instants. Chacun attendait patiemment sa réponse.
-Je pense que pour l'instant, je dois me consacrer à mes propres projets. Je tiens à ce que l'Histoire n'oublie jamais mon nom.
Le ministre de l'agriculture s'avança.
-Altesse, sauf votre respect... L'Égypte ne peut se permettre de patienter; il nous faut des dirigeants forts dès maintenant!
-Je le sais bien.
-Nous tous ici sommes d'accord pour que le ministre de l'intérieur succède à Samman.
Pharaon serra les dents.
-Il n'est pas encore mort à ce que je sache!
-Peut-être pas mort, mais invalide!
Atenhotep crut rêver. Qui étaient donc ces hommes pour s'arracher ainsi le Pouvoir? N'avaient-ils aucun respect pour ceux qui étaient provisoirement incompétents?
-La mort d'un pharaon engendre soixante-dix jours de deuil à tout le pays, il me semble, même en temps de guerre. Croyez-vous que l'Égypte ne peut patienter le temps que notre Tjaty retrouve sa fougue?
-Seigneur... Cet homme est condamné. Un jour ou l'autre, il nous quittera. Et s'il reprend ses fonctions de vizir, ses jours seront comptés en dizaines!
-Je refuse que Samman meure!
-Ce n'est pas à nous de décider... mais aux Primitifs!
Pharaon se leva, la gorge nouée, prenant conscience que si Samman disparaissait, il serait seul au monde.
Dédaignant le protocole, il courut comme un enfant en larme s'enfermer dans la chapelle de son père.
S'agenouillant face à la statue hiéracocéphale* représentant son père sous les traits d'Horus, il implora:
-Men-Néfert, mon divin père! Aidez-moi! Je n'en veux pas de ce pays si je suis seul! Je n'ai pas les épaules pour tenir de telles responsabilités!
Ne sentant que cette lourde atmosphère sans vie, il chercha dans tous les recoins de la pièce un signe, quelque chose qui lui indiquerait le chemin à suivre.
Ce qu'il vit ne fut que des rayons lumineux bleus éclairant majestueusement le haut plafond.
Se rapprochant de la source, il vit le puits tant réputé.
Celui-ci semblait, lui aussi, l'inviter à le rejoindre.
Atenhotep sentit une force le pousser vers le trou béant. Pourquoi ne pas abandonner l'Égypte? Après tout, il n'avait plus vraiment envie de devenir le plus grand des pharaons et usurper la place de son père.
Peut-être qu'un autre destin beaucoup plus excitant l'attendait dans le monde Cyclique, puisque son père biologique, Cefope, le dieu des ténèbres y vivait.
Mais...
« Non, je n'abandonnerai pas aussi facilement; ne suis-je pas le digne successeur du grand Men-Néfert? »
16.
Nous nous réveillâmes dans une petite cellule.
-Ma tête... me plaignais-je. Où sommes-nous?
Soudain je vis des pieds en face de moi... Visiblement très peu soignés.
-Bonjour, Men-Néfert! s'exclama le propriétaire des pieds.
Je levai doucement les yeux, l'empereur des Khétas en personne était là.
-Pourquoi nous enfermer? demanda Néféret-Linda.
-Votre roi désire votre mort.
-Êtes-vous le vassal d'Atanhotep?
-Non, mais ce genre de petits services entretient une amitié durable.
-Une amitié durable? ricanais-je. Savez-vous qu'il projette d'envahir votre territoire pour convertir votre peuple à son culte unique du dieu Aton?!
-Nous envahir?! Nous?! La plus grande puissance du monde?! Avec quoi?
-Avec son dieu, il se croit invincible!
-Qui êtes-vous au juste? Comment des criminels peuvent-ils savoir ce genre de chose, alors que mes espions ne m'ont rien annoncé de la sorte!
-Nous étions tous deux ministres dans son gouvernement. Ses projets sont suicidaires! Nous sommes venus en paix vous demander de l'aide.
-De l'aide? Quel genre d'aide? Croyez-vous pouvoir être en situation de nous demander des crédits?
-Pas des crédits... mais une armée.
-Une armée? Pour quoi faire? Envahir votre pays? C'est un piège? Vous êtes envoyé par Atanhotep?
-Croyez-nous par pitié, Atanhotep va détruire tout ce que vous avez construit depuis le début de votre règne.
-Je ne veux plus vous entendre. Dans trois jours, vous serez exécutés sur la place centrale. Ainsi chacun connaîtra notre amitié pour le roi d'Égypte.
L'Empereur se leva, se dirigea vers la porte et l'ouvrit.
J'hurlai:
-Par pitié, veuillez nous croire, Atanhot...
Hatolawi ferma la lourde porte de bronze.
17.
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
« Ce mal de tête. Quelle horreur… Mon cerveau est une enclume et les vibrations, des milliers de coups de marteaux qu’il supporte, résonnent en permanence dans mon crâne. Cette fatigue intense... Cette douleur non nécessaire, cette douleur sadique va me tuer. Depuis combien de temps suis-je allongé? »
« Tiens, encore des bruits de pas... Encore cette femme occupée à me laver le corps avec un linge humide. J'adore ce moment, je me croirais dans un rêve, bercé par Néféret-Linda... »
Soudain le visage de Cefope sembla entrer en lui.
« L'Aveugle Omniscient » sursauta, se cognant la tête contre celle de son infirmière.
-Pardon... pardon. Je ne sais pas qui vous êtes et ce que je fais ici. Pardon de vous avoir fait mal! J'ai fait un cauchemar.
La jeune femme ne dit mot.
« Suis-je encore en train de rêver? »
-Ne vous en faites pas… Je suis si heureuse de vous voir bouger et parler. Je vous croyais perdu!
-Qui... Qui êtes-vous?
-Ne reconnaissez-vous pas ma voix?
-Non...
-Je suis Cyriellis.
-La princesse syrienne?
-En quelque sorte; je vous ai menti. Je suis la fille de Génos.
-Génos, le chef de l'Atlantide?
-Oui.
-Et je suppose que nous sommes justement dans votre cité?
-C'est cela même.
-Pourquoi m'avoir drogué et emmené ici?
-C'est vous qui avez demandé à mon père de vous chercher pour finir vos derniers jours ici.
-Mais... Je... n'ai pas l'intention de mourir!
-Je ne plaisante pas... Vous lui avez envoyé un message. Si vous ne nous croyez pas, lisez-le.
-Je ne peux pas lire, ma cécité ne me le permet pas.
-À d'autres, Men-Néfert! Vous pouvez lire les pensées! Je sais que même la beauté est perceptible à vos yeux puisque vous voyez la mémoire de vos « victimes ». Recollez les morceaux tel un puzzle! Lisez dans mon esprit, j'ai lu cette lettre...
-... Bon sang, vous avez raison! Mais je n'ai pas le souvenir de vous l'avoir envoyée!
-Quoi qu'il en soit, vous êtes ici.
-Que suis-je censé faire en ces lieux?
-Ne posez pas de questions, Men-Néfert, lisez en moi!
-Votre âme est si pure... Je n'ai jamais ressenti tant de douceur dans un être.
-Cela vous empêcherait-il de violer mon intimité?
-Je sens comme une gêne. C'est comme si je devais faire quelque chose contre ma volonté... Vous êtes unique Cyriellis!
-Cette timidité ne ressemblerait-elle pas à de l'amour à mon égard?
« L'Aveugle Omniscient » toussota.
-Non... non...
« Comment peut-on être aussi direct? »
-Le grand Men-Néfert aurait-il perdu sa légendaire froideur? Pendant votre sommeil, d’étranges paroles me concernant sont sorties de votre bouche…
-J'ai besoin de repos. Me remettre en question est indispensable.
-Cela fait deux mois que vous dormez et que vous vous plaignez inconsciemment. Ne croyez-vous pas que je me suis lassée de votre corps?
Men-Néfert porta ses mains à son entrejambe. Oui... il était nu comme un vers.
-Que m'avez-vous fait? s'affola-t-il.
Elle sourit.
-Ne soyez pas ridicule. Je n'ai que fait laver votre carcasse même si par moments je voyais bien que vous étiez heureux de ma présence!
-Comment... Comment osez-vous me parler de la sorte?! Je suis le...
-... mon invité. Et à ce titre, celui qui tient les commandes ici... c'est moi. Vous ne valez plus rien, Men-Néfert; un pharaon déchut ne rejoindra même pas ses ancêtres dans l'Au-delà. Estimez-vous chanceux que des gens s'occupent de vous! Sans nous que seriez-vous devenu?
-Je... Je... vous avez raison. Je suis le dernier des lâches...
18.
Trois jours.
Tel était le temps qui nous était offert pour trouver un moyen de nous évader de cette prison.
« Trois jours... »
Ces deux mots résonnèrent en moi tel un écho interminable.
Impossible de faire quoi que ce soit. Personne ne voulait nous entendre.
Était-ce la fin?
« Il faut que je sorte d’ici! »
« Quelle honte de mourir ainsi, loin de mon beau pays*! »
« Que penseront mes aïeux? »
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
Soudain un garde ouvrit la porte.
-Mauvaise nouvelle, les amoureux. Votre exécution a été avancée! Demain matin à l'aube... c'est la fin!
Néféret-Linda, impassible, était visiblement prête à donner sa vie.
Moi, j'étais blanc comme un linge.
« Non... ce n'est pas possible. Je suis bien trop jeune! »
19.
Le soleil venait de se cacher derrière les collines au loin.
Je regardais par la petite fenêtre de ma cellule, peut-être pour la dernière fois, la fusion céleste du cercle jaune avec l'horizon.
Brusquement, une vision entra en moi et resta un long moment: celle de mon exécution.
« Qu'y a-t-il après la mort? On m'a toujours enseigné que si j'avais respecté les lois de Maât au cours de ma vie, mon coeur serait plus léger que la plume divine et je pourrai revivre... mais si ce n'était pas le cas? Ne devrais-je pas faire le bilan de ma vie pour me préparer au pire? Non... je n'ai pas envie de mourir. Je ne suis pas n'importe qui! J'en suis certain, une bonne étoile me surveille depuis ma naissance, elle ne peut m'abandonner aujourd'hui! »
Mon regard s'était perdu vers le plafond.
« Je me souviens de ma première rencontre avec Néféret-Linda. Même si elle prétend que nous avons un passé différent, je sais qu'au fond d'elle-même elle ressent quelque chose de fort à mon égard. Rien n'est laissé au hasard. Je ne suis pas du hasard. Je ne suis pas n'importe qui! Ma mémoire ne peut mourir, je suis immortel. »
Les heures passèrent tel un éclair.
Le stress.
« Qui aurait cru qu'avant une exécution on éprouverait du stress? Ce même sentiment de peur qu’avant un combat ou une représentation où des personnes nous jugeraient... Serait-ce une appréhension des juges divins? Je sens une sueur glaciale qui me descend entre les omoplates, mes jambes tremblent, mes dents claquent, mon ventre et ma gorge se nouent, j'ai une envie folle de vomir. Néféret-Linda semble dormir comme tous les soirs... Comment fait-elle? »
Un rayon lumineux pénétra dans la cellule à travers la minuscule fenêtre.
Je ne pus m'empêcher d'admirer ce spectacle.
« C'est étrange de voir que ce qui me paraissait sans intérêt auparavant peut me fasciner maintenant... »
Je coupai le rayon avec ma main.
« De la lumière en pleine nuit. »
Je me levai et regardai dehors sur la pointe des pieds.
« La pleine lune! Elle est plus belle que jamais. Pourquoi ma dernière nuit dans le royaume des vivants est une soirée de pleine lune? Serait-ce un signe? Non... je me fais des idées. Je ne suis pas le centre du monde... Je ne suis qu'un pion parmi tant d'autres. Les dieux nous ont abandonnés. »
Je me laissai glisser jusqu'à être allongé.
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
« Mais si Aton est tout-puissant, a t-il besoin de mon aide? N'est-il pas le créateur du ciel, de la terre et de la Vie? Qui suis-je pour pouvoir prétendre que je pourrai imposer son règne céleste sur Terre? Même avec des milliers d'hommes derrière moi... N'est-il pas plus fort que tout ce que je pourrais jamais imaginer? S'il voulait qu'on lui rende un culte unique... N'en serait-il pas capable tout seul? Mon dieu... Je suis complètement perdu. Pourquoi est-ce maintenant que je me pose toutes ces questions? Il me faut du temps pour réfléchir... Laisse-moi vivre Aton! Je t'en supplie, je ne veux pas mourir maintenant. J'ai tellement de choses à apprendre et à faire partager; je suis bien trop jeune. Je veux attendre mes cent ans pour écrire mes maximes, comme avait pu le faire Ptah-Hotep. Par pitié... laisse-moi la vie.»
Je pleurais, ce qui réveilla Néféret-Linda.
-Qu'y a-t-il, Men-Néfert?
-J'ai... J'ai peur!
-Peur de quoi?
Un rire nerveux et inquiétant sortit de mes poumons.
-J'ai peur de mourir. Je ne suis pas prêt!
-Crois-tu que je suis prête à rendre l'âme aux divins? Je suis morte de peur rien qu'à l'idée de ne plus exister. Et je ne te parle même pas du moment précis qui fait de toi non plus un vivant mais... un cadavre!
-Nous devons faire quelque chose!
-Quoi donc?
-La passivité ne mène à rien, il faut que nous sortions d'ici!
-Que proposes-tu?
-Essayons de nous échapper!
-C'est impossible. Il y a trop de gardes!
-Je t'en supplie, Néféret, j'ai peur!
-Tu es un vrai lâche. Accepte ton destin. La dignité est la seule chose qui nous reste.
Je me tus.
« Il faut que je dorme. Peut-être vais-je me réveiller dans ma vie d'antan? »
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
20.
« Le matin... Je me suis endormi. Ce n'est pas vrai! Quel gaspillage de temps! »
« Des bruits de pas. »
La lourde porte s'ouvrit. Apparu un grand homme couvert de cicatrices.
Il respira fort puis déclara:
-Le matin! Suivez-moi sans faire d'histoire. En cas de non-respect du protocole, l'exécution passera de la décapitation à l'écartèlement. N'essayez pas l'impossible, vous ne serez pas les premiers à le tenter!
Nous avancions avec une soumission certaine.
Les couloirs de la prison étaient couverts de sang séché et de traces d'ongles nous laissant imaginer la torture sous sa forme la plus cruelle.
L'ambiance de souffrance planait et nous fit oublier la mort en elle-même.
Soudain la sortie.
« Oui... ce n'était pas la fin, mon étoile ne m'a pas abandonné! »
Cette vue imposait le contraste mort/vie. Le couloir était comme la vie, la souffrance et cette lumière était l'Au-delà: le plaisir de quitter ce royaume imparfait des vivants.
« Des cris. On nous attend dehors! »
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
21.
Une foule immense.
« Au moins je ne mourrai pas en anonyme. On se souviendra de moi! » me rassurais-je.
Comme à son habitude, tout était si bien organisé à la manière hittite.
Sans même savoir comment se déroulerait notre exécution, je savais précisément ce qui nous attendait ces prochaines minutes:
« Ce couloir vide de la foule sera notre passage vers le lieu d'exécution. Notre marche vers la mort sera transpercée par des vols de fruits et légumes avariés, et peut-être même de cailloux pointus. »
Il n'était pas rare ici de voir des condamnés mourir par lapidation avant l'exécution officielle.
Depuis combien de temps les Khétas n'avaient pas eu la possibilité de rejeter leur haine sur leurs ennemis de toujours: les Égyptiens?
Je regardais les yeux brillants de Néféret-Linda, je sentais en elle un immense courage. Si elle n'avait pas été à mes côtés, j'aurais sans doute vidé ma vessie comme un enfant sévèrement apeuré et ce stress intense aurait déjà arrêté les battements de mon coeur qui résonnaient en moi plus forts que jamais. Mais j'aimais cette femme plus que tout et j'essayais de rassembler un maximum de courage pour ne pas la décevoir.
Il était toujours plus facile de partager des expériences douloureuses à plusieurs... Seulement ce n'était pas une expérience... mais une finalité.
Le doute. L'espoir. Comment décrire ce que je ressentais à ce moment précis?
« Bon sang, je dois faire quelque chose! »
Le garde nous poussa, avec véhémence, des escaliers; Néféret-Linda tomba lourdement au sol et se blessa la cheville.
Elle n'arrivait plus à se relever.
« Ça y est... Le processus mortuaire est en marche. Seigneur Aton, si tu veux nous sauver, fais un miracle maintenant. MAINTENANT! » priais-je, ne sachant pas comment me comporter.
Je voulais l'aider à se relever mais l'homme couvert de profondes cicatrices m'en empêcha.
Une femme de la foule s'approcha d'elle, ses intentions semblaient pacifiques. J'étais heureux de voir un peu d'humanité dans ce moment d'extrême solitude; mais avais-je à peine le temps de me rassurer qu'elle brandit un large galet.
Le temps se figea.
Je vis la roche partir au ralenti et atteindre avec une extrême violence la tempe de celle que j'aimais tant.
-Non. NON. NOOOOOOOON!
Le monde s'effondra autour de moi.
Je voyais pour la deuxième fois Néféret-Linda, mon double, mon amie, la femme de ma vie, mourir sous mes yeux.
Tombant sur les genoux, les larmes aux yeux, je posai sa tête sur mes cuisses.
Le sang coulait à flot.
Pour elle, c'était la fin.
Le garde balaya le corps de la belle d'un coup de pied et m'attrapa par les cheveux.
-Ne t'en fais pas, tu vas bientôt la rejoindre! En plus tu vas goûter à une excitation que peu de personnes ont l'occasion de vivre: l'écartèlement.
-Mais... mais vous aviez dit que...
-Moi? Je n’ai rien dit!
Désormais j'étais seul. Tout mon courage avait disparu avec l'esprit de Néféret-Linda dans l'Au-delà.
Je n'étais plus moi-même. J'étais déjà mort.
Je vis soudain quatre chevaux.
« Il ne mentait pas. J'allais bien mourir ainsi. »
La peur était présente dans chaque fibre de mon être; je sentais mon sang circuler difficilement à travers mes tempes.
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
Rien de plus douloureux n'existait. Pourquoi moi?
Je sentis un coup de poing sur le derrière de mon crâne. Je perdis connaissances quelques instants, espérant mourir sans conscience.
Les dieux, cruels, m'avaient réveillé.
Ils ne voulaient pas m'épargner ce que tout homme refuse de vivre: le moment précis de la mort.
J'avais raté un épisode: me voila attaché par quatre cordes aux chevaux. Le lien qui me tenait le poignet gauche était déjà bien tendu. Mon épaule se déboîtait à moitié.
« Mon Dieu... Quelle douleur! »
La douleur était telle que des milliers de coups de couteaux consécutifs mélangés avec du sel et de l'huile bouillante. Rien ne pouvait décrire le dégoût de la vie à ce moment-là. L'injustice, la haine des hommes, l'horreur de notre intelligence et de notre sadisme.
« Je suis puni d'avoir un jour existé. Je suis puni d’être un étranger de leurs frontières. »
En fait, je ne savais même pas pourquoi on me punissait! J'avais envie de me lever et de leur arracher les yeux, de tous les tuer.
On m'imposait tout un concentré de toutes les douleurs du monde.
Un homme ne devrait jamais supporter un tel supplice, quelle que soit sa faute... Et ce n'était que le début!
Je tournais doucement la tête pour voir Néféret-Linda, mais je ne vis qu'une foule autour d'elle cracher sur son corps taché de poussière et de sang tout en le piétinant.
Je fermai les yeux; mes bras et mes jambes commençaient à se séparer de mon corps.
Je pouvais entendre des rires, des pleures, des cris d'excitation et de peur. Était-il à ce point intéressant de voir un de nos semblables rendre l'âme?
Je voulais accélérer le temps, mes bourreaux prenaient un malin plaisir à me voir les quitter doucement; ou alors était-ce moi qui voyais les secondes s'écouler comme des heures?
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
22.
« Où suis-je? Tiens... Je suis dans un lit.
Mais... qui est cette femme? Mon dieu, ce qu'elle est grosse et laide.
Pourquoi ai-je l'impression de connaître cet endroit?
Ces champs que je peux apercevoir par la fenêtre... Ce sont les miens!
Mais... je n'ai jamais eu de champs! « Le Perturbé », « L'Aveugle Omniscient ».
Qui sont ces gens? Pourquoi me reviennent-ils en mémoire? »
23.
Men-Néfert, l' « Aveugle Omniscient », s'habitua très rapidement au mode de vie des Atlandes.
Une boisson chaude, coupant soif et faim était servie gratuitement toutes les trois heures dans la grande salle commune.
Cette pause entraînait un repos mais surtout de nombreux échanges oraux et autres mises au point.
Ce principe était sûrement la cause de leur avancée technologique.
Tout était prétexte à débats.
Chaque question de la vie avait subi un moment ou un autre de longues discussions qui avaient abouti à des recherches... et des découvertes!
Leur force était, tout simplement, la pause et la parole.
Men-Néfert était toujours aussi froid et distant, mais avec Cyriellis il se sentait revivre.
Cette femme était parfaite... peut-être encore plus que Néféret-Linda. Son sourire, son humour, sa délicatesse. La perfection.
S'il avait un jour le pouvoir de créer une femme, ce serait-elle, sans hésitation!
Ensemble ils étaient comme deux animaux insouciants du monde et de la Mort. Le Bonheur et le jeu étaient leur seule et unique raison de vivre.
Après une longue course dans les couloirs de l'île en bois, qui pouvait s'immerger dans l'eau en temps de guerre, l'« Omniscient » s'écroula de fatigue.
Cyriellis s'allongea sur lui.
-Tu m'as encore eue! s'exclama-t-elle.
-Je suis Men-Néfert, incarnation d'Horus sur terre. Crois-tu pouvoir vaincre un faucon à la course?
Elle s'allongea au creux de son épaule.
-Je suis bien avec toi, déclara le Balafré. Promets-moi de ne jamais me quitter.
Soudain la coupole s'ouvrit. C'était la première fois que l’Aveugle Omniscient voyait, à travers l’esprit de la jolie blonde, ce mécanisme complexe en pleine action.
Des poutres de quelques coudées grandissaient à vu d'oeil.
C'était comme voir grandir un arbre en accéléré.
Ces morceaux de bois placés sur le périphérique d'une ellipse soutenaient un énorme voile de lin imperméable bloquant eau et soleil.
Ce monde était tellement différent de celui qu’il connaissait.
L'Atlantide c'était le paradis.
Ils purent enfin admirer le coucher du soleil.
-Rien n'a été aussi doux que ce moment, Cyriellis.
-Oublierais-tu Néféret-Linda?
-Des souvenirs non entretenus s'effacent. J'ai perdu l'image de son visage.
-Problème de mémoire?
-Je dirais confusion. J'ai des visions!
-Quels genres de visions?
-J'ai vu le visage de Néféret-Linda. Sa tête reposait sur mes genoux et j’avais son sang sur mes mains. Je l’ai tuée. Après, je me suis vu mourir par écartèlement.
-Ce n'était qu'un cauchemar.
-Je l'espère... mais pourquoi ces visions me hantent-elles?
-Peut-être devrais-tu essayer de comprendre tes rêves. N'as-tu jamais étudié les « songes des rêves » de Ptah-Hotep?
-Oui... autrefois avec mon grand-père Nefertoum. Mais ce n'était qu'un jeu. Lui-même n'y croyait pas trop. Il me disait qu'on ne pouvait donner une définition précise à un songe. D'après lui, si deux personnes font le même rêve, selon la personne, la signification est différente.
-Qu'en penses-tu pour ton cas?
-Je sens une irrationalité.
-Comment ça?
-Crois-tu en la résurrection?
-Je ne crois en rien.
-J'ai l'impression de n'en être pas à ma première vie.
-Pense à autre chose... Bon, allons à la cantine, mon estomac crie famine. Le premier arrivé a gagné! défia-t-elle.
« Pourquoi fuit-elle dès que je parle de mes problèmes? C'est comme si elle me comprenait alors que moi je ne comprends rien à rien. »
24.
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
« Encore en vie? »
« Mes membres! Quelle horreur! Ça me brûle! »
-Lève-toi! ordonna une voix sèche.
« Me lever? Pourquoi? Pour me torturer encore et encore? Allez tous vous faire dévorer par Amam! »
-Lève-toi! Répéta l’inconnu.
« Il se moque de moi? Je ne sens plus mon corps! J'entends des rires autour de moi. Est-ce à ce point drôle de voir un condamner sans bras ni jambes? Qui sont les hommes pour se permettre de torturer aussi horriblement leurs semblables? »
« Non, je n'ai pas perdu mes jambes. On me marche dessus! »
-Bonne nouvelle, mon ami. Un de mes espions m'a confirmé tes dires. Atanhotep est en train de créer une véritable armée! J'ai besoin de toi!
« Était-ce un miracle? Pourquoi maintenant? Et Néféret!!! »
-Mais si tu es trop épuisé pour me répondre, ou même me donner un signe de vie, sache que j'ordonnerai à ton bourreau d'achever son travail dans les secondes à venir sans ménagement.
-Je compte jusqu'à trois.
-Un…
-Deux…
« Je crois que je vais tout de même lui répondre. Peut être pourrais-je venger Néféret-Linda plus tard. »
-O... ui... essayais-je de dire.
Je voyais le visage de l'Empereur, troublé par la douleur, arborer un large sourire de satisfaction.
-Emmenez-le chez mon médecin particulier. Il doit être sur pied dans les plus brefs délais!
« Oh oui... Je sens qu'on me porte. Mon corps est entier. Merci Aton! »
25.
Men-Néfert ne savait plus depuis combien de temps il vivait sur l'île de bois.
Le temps s'écoule peut-être plus rapidement lorsqu'on est heureux?
L'absence totale de rythme de vie contribuait sûrement à la répétition perpétuelle de cette question essentielle:
« Quel jour sommes-nous aujourd'hui? »
L' « Aveugle Omniscient » venait de se réveiller.
C'était visiblement l'après-midi.
Le soleil était haut dans le ciel.
Cyriellis dormait à côté de lui.
-Cyriellis?
Elle prit son temps pour répondre.
-Oui?
-J'ai la tête qui me tourne. Mon cerveau va exploser.
-Tu veux que je t'emmène à l'infirmerie?
*
Le docteur Frosa.
Un bon médecin.
-Qu'est ce qui vous emmène, Men-Néfert?
Soudain du sang lui coula du nez.
Frosa fut choqué par ce phénomène.
-J'ai mal au crâne. Je sens que trop de sang circule dans ma tête.
Le médecin le regarda avec une certaine pitié, puis déclara:
-Peut-être est-ce l'heure de votre départ, seigneur.
-N'avez-vous aucun remède? Vous qui vivez dans une technologie si avancée...
-Le Mal dont vous souffrez n'est pas soignable, Men-Néfert. Nous, les Atlantes, avons une règle essentielle: ne pas aller à l'encontre du développement des êtres. Même si nous pouvions vous soigner, la Nature vous réservera un sort bien plus atroce. Nous sommes peu « Croyant » sur l'île; nous rejetons toute forme de divinité, mais nous refusons de nous occuper de ce qui nous dépasse. Il faut parfois savoir s'incliner face à la puissance de la Nature… et surtout accepter sa sélection.
-Qu'est-ce donc que ces idioties?
-Men-Néfert, ce qui est important n'est pas de vivre longtemps... mais intensément.
-Combien de temps me reste-t-il?
-Peut-être une semaine. Peut-être deux jours. Peut-être deux heures... Hum... Je suis désolé.
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
26.
Samman venait d’atteindre la seconde extrémité de la vie.
Atenhotep, dit le « Nerveux », avait décidé de régner seul sans l'aide d'un Tjaty depuis la maladie du chauve.
Cette pénible épreuve l'avait endurci; désormais il disait ce qu'il pensait et sans se soucier du regard des autres.
Il sentait qu'il avait l'âme d'un chef et son désir de contrôler le monde grandissait les jours passants.
Finis les moments de repos, de remise en question, chaque instant du roi était synonyme de travail pour la communauté égyptienne.
Son nom devait rester dans l'Histoire à travers les siècles, à lui de diriger le monde comme il ne l'avait jamais été.
À la surprise générale, Pharaon, sans l'aide d'un vizir, avait réussi à stabiliser l'Économie, voire la faire évoluer.
L'armée devenait plus puissante de jour en jour.
Les folies de Men-Néfert furent toutes effacées à jamais.
*
Atenhotep avait organisé de magnifiques funérailles pour son précepteur.
Sa demeure d'éternité, une pyramide proche des « Pointes de La Liberté1 », était digne d'un roi. Sa résurrection dans l'Au-delà était assurée.
Le cortège funèbre partait du palais jusqu'aux Grandes Pyramides.
Des djerouts2 pleuraient et s'arrachaient les cheveux pour montrer au peuple l'attachement profond qu'avait l'Égypte pour cet homme.
La foule attendait le passage du char royal le long de l‘interminable route mortuaire. Certains étaient à genoux, priant pour la résurrection de l’esprit de Samman, d’autres semblaient indifférents à l’évènement et n’étaient présents que pour voir le jeune souverain qui ne sortait jamais de son grand palais.
Pharaon et sa garde personnelle marchaient derrière le cercueil, posé sur un imposant char en or, protégeant la momie de Samman.
Vêtu d’une sublime robe en lin3, d’une légèreté et d’une transparence plutôt inhabituelle pour un homme, le roi attirait tous les regards avec son allure de monarque déguisé en femme. Même si sa virilité ne souffrait nullement de son excentricité, cet ensemble était assez inapproprié pour ce genre de cérémonie.
Derrière lui, Emy, la fille amoureuse du roi, de cet adolescent, qui, de jour en jour se métamorphosait en un homme à la musculature épaisse et à la prestance des grands pharaons d'antan.
-Sir, laissez-moi marcher à vos côtés!
Le roi ne répondit pas.
-Atenhotep, je vous en prie! Laissez-moi partager vos douleurs. Je ne désire que vous aider!
L'adolescente accéléra le pas, espérant pouvoir marcher à sa hauteur.
-Je vous aime!
Pharaon ne put s'empêcher d'afficher un sourire moqueur.
-Et moi, j'aime les hommes, petite. Tu n'as aucune chance de m'intéresser. Laisse-moi seul.
-Cela m'est égal. Je ne souhaiterais que vivre pour vous servir!
-J'ai tout un harem. As-tu la prétention d'être quelqu'un de spécial?
-Autrefois je l'étais... à vos yeux.
-Toute amitié se périme si elle n'est pas entretenue!
-J'ai tout fait pour vous approcher. Vous me barrez sans cesse la route.
-Une telle détermination... pourquoi?
-Parce que sans vous, ma vie ne mérite pas d'être vécue. Vous êtes ma vie!
Atenhotep stoppa sa marche, laissant passer tout son entourage, tel un coup de vent.
Emy le rejoignit en sautillant.
Les sourcils froncés, Atenhotep baissa les yeux comme par honte.
-Mon père a perdu la raison à cause d'une femme. Je refuse de finir comme lui!
-Votre père aimait Néferet-Linda... Je ne vous demande pas de m'aimer… mais de pouvoir vivre à vos côtés.
-Peut-être pourrais-tu être ma favorite...
-... que dois-je faire?
-Si tu désires être ma femme. Il faudra que tu acceptes l'idée de survivre à tous mes fantasmes.
-N'étions-nous pas autrefois partenaires de jeux dans le domaine de la torture?
-C'est bien pour ça que je t'accorde une chance.
Emy sentit en elle une intense excitation; elle venait de retrouver son ami à l'époque du règne de Men-Néfert.
27.
Je savais qu'Aton ne m'abandonnerait pas.
Il avait peut-être abandonné Néféret-Linda, mais moi, je savais que la Foi était plus importante que tout. C'était peut-être ce qui m'avait sauvé la vie. Aton m’avait imposé des épreuves; je ne m’étais pas contenté de les réussir, je les avais surpassées.
Les compétences des médecins hittites étaient exceptionnelles; j'avais rapidement retrouvé l'usage de mes jambes et de mes bras.
L’Empereur m'avait tout de suite charmé par son calme et son intelligence affûtée. Il était genre d'homme à terminer vos phrases, à mettre des mots sur vos pensées, à comprendre ce que vous dites et ce que vous êtes.
Nous avons discuté des heures durant dans les jardins du palais. Jamais je n'avais pu me confier de la sorte à autrui.
Sa maîtrise de ma langue et de ma culture m'avait époustouflée; pour moi, il était égyptien.
Je respectais énormément cet homme de culture car tout ce qu'il touchait ou évoquait devenait simplicité.
Son esprit clairvoyant était tout aussi impressionnant que celui de Nefertoum. Aucune brutalité dans son regard et dans ses gestes. S'il ne m'avait pas condamné à mort, il y quelques jours, je l'aurais adopté comme père spirituel.
Nous avons rapidement élaboré un plan pour détrôner le cruel Atanhotep; même les plus grosses forteresses du nord ne résisteraient pas aux guerriers sauveurs hittites.
*
-Hatolawi, pourquoi vouliez-vous m'exécuter sans même m'interroger?
-Parce que tu n'aurais pas été le premier Égyptien à mourir sur mes terres sans raison valable.
-Avez-vous une haine contre nous?
-On m'a éduqué de manière à ce que je déteste votre peuple, mais je n'ai rien à vous reprocher, mise à part votre Foi.
-Vous parlez de nos dieux traditionnels... ou d'Aton?
-D'Aton. Pourquoi n’adorer qu’un seul dieu?
-Je ne sais. Je pense qu’Aton est la seule entité qui s’intéresse à l’immortalité des Hommes. Lui seul comprend l’humain et se soucie de notre avenir.
-Oui... mais si ton dieu ou les dieux n’existaient pas? Moi, je pense que nous devons trouver un moyen de gagner notre immortalité autrement que par la Morale. Laisser une trace de son existence sur Terre est la clé de l’immortalité. Si les Hommes peuvent voir l’œuvre de ta vie alors que tu es mort, tu es devenu, d’une certaine manière, un immortel. Vivre éternellement, c’est ce que tout le monde recherche par-dessus tout quels que soient les sacrifices ou les injustices à accomplir. Notre objectif en tant qu’humains est de marquer le monde de notre nom au fer rouge. Accepter cette nature est déjà un pas de plus vers la compréhension de l’Humanité... Finir son œuvre de son vivant permet d’apprécier la vie au maximum et ne plus avoir peur d’être surpris par la Mort.
J’adorais sa manière de s’exprimer. On lui donnait un échantillon de questions, il nous ramenait des stocks de réponses. Je réfléchis quelques instants... Devais-je me confier sur mes troubles de la mémoire?
-Je fus autrefois Pharaon.
-Pourquoi dis-tu cela?
Cet homme était la sagesse même. Il ne me prendra jamais pour un fou; quoi que je lui dise, il essayera toujours de me comprendre.
J'avais décidé de tout lui avouer.
-Mon passé est différent de celui que connait mon entourage.
-Serais-tu... tourmenté?
« Que voulait-il dire par là? Est-il en train de se moquer de moi maintenant? Mieux vaut continuer, j'en ai vraiment besoin. Lui comprendra mon problème. »
-J'ai ce sentiment étrange d'avoir usurpé la vie d'un autre. Je suis comme perdu entre souvenirs et réalité. Mon passé me semble réel, mais le présent m'étonne d'heure en heure.
-Crois-tu être le seul à ressentir cela? Ce sont des sensations purement humaines!
-Mais moi, dans mon ancienne vie, j'ai sauvé le monde! J'étais un dieu vivant.
-Ne t'es-tu jamais demandé si tu rêvais d'une vie meilleure, plus mouvementée?
-Je suis sûr que maintenant je sais qui je suis.
-Peut-être n'es-tu toujours pas celui que tu penses être. À force de mensonges, on finit par confondre « fantasmes » et « réalité »!
Ma tête me tournait. Encore cette confusion en moi; comme une scène de « déjà-vu ».
-Serait-il possible de ne plus rien pouvoir contrôler... Y comprit nos souvenirs et nos pensées?
-En effet. Tu sais, pour ma part, je ne crois pas aux dieux ou en Dieu mais en quelque chose d’encore plus puissant!
-Plus puissant qu'Aton, le dieu Créateur?
-Oui: les Hommes.
Je ne pus m'empêcher de lâcher un soupire de déception.
« Et moi qui croyais qu'il me prenait au sérieux… »
-Les Hommes?
-Une chose est certaine... L'Homme est une créature unique. Elle n'agit pas comme les animaux qui sont tous identiques dans leur comportement. Chacun a une vision unique des choses. Par exemple notre discussion... crois-tu qu'un animal pourrait avoir ce genre de discussion?
-Les animaux ne savent utiliser un langage aussi complexe que le nôtre!
-Exactement... Ils se contentent de faire ce qu'ils savent faire!
-Où voulez-vous en venir?
-Admettons que nous fassions partie du monde animal...
-Nous n'avons rien en commun avec les animaux!
-Peut-être pas... Bon, admettons que les animaux puissent parler. Ce qui est théoriquement possible puisque nous serions en quelque sorte des « animaux évolués ». Évalue la distance animal-homme et reporte-la sur une autre espèce que l'on va nommer « Homme II ». Des sortes de surhommes qui savent contrôler leur corps à cent pour cent.
-Comment ça?
-On m'a présenté récemment un homme originaire d’Inde capable de vivre enterré pendant trois semaines sans boire ni manger.
-Cela est impossible. Il y a eu tricherie.
-Je t'assure que non. Cet homme sait contrôler son corps et je pense sincèrement que lui-même ne sait pas tout. Imagine notre potentiel!
-Il n'est pas humain, voilà tout!
-Il est aussi humain que toi et moi. Il m'a fait d'autres démonstrations que je qualifiais auparavant de « surnaturelles ». Crois-moi, je sais aujourd'hui ce dont est capable un homme! Je pense que tout ce qui nous paraît « étrange » n’est que le fruit de notre imagination, et plus particulièrement de nos envies. Tout se passe dans notre tête! Les dieux n'existent pas; ou alors ils sont morts. Nous sommes les maîtres du monde!
-Vous mentez, j'ai rencontré les dieux!
-Les as-tu réellement vus?
Je vis mon passé défiler en moi à une vitesse fulgurante... Il avait raison... Je n'avais jamais rencontré le moindre dieu! Mis à part Cefope... mais était-il vraiment un dieu?
-Non... mais j'étais dans leur monde, la Douât!
-Qu’est-ce donc?
-La Douât? C'est un monde intermédiaire entre le nôtre et celui de Cefope.
-Cefope... L’ancien Pharaon?
-Non... Le prince des ténèbres! Le dieu de l’autre monde!
-Je vois... Continue tes descriptions.
-Autour de moi, il y avait de grandes et belles étoiles, aucun bruit, aucune odeur. C’était la tranquillité pure. Nous marchions sur une sorte d’immense nuage qui semblait se déplacer dans l’infini. J'ai sauté dans le puits inter-cosmique du Nord pour y accéder!
-Un puits qui mène au monde des Primitifs?
-Oui...
-Men-Néfert... Ne sois pas si stupide...
Je crois que c'était à ce moment-là que j'avais compris que mon passé n'était que fantasmes. L'Empereur avait vu juste; je rêvais d'une autre vie, plus mouvementée.
J'étais fou.
-L'esprit des Hommes est bien plus puissant que l'on ne peut l'imaginer. Un jour je suis sûr que nous connaîtrons notre corps à la perfection et nous serons des immortels. Nous pourrons contrôler les battements de notre cœur, l’évolution de nos poils, et d’autres choses tout aussi incroyables. Notre potentiel est immense, Men-Néfert. Je vais te le prouver. Regarde-moi bien dans les yeux.
Comme il me l'avait demandé, j'ai posé mon regard dans le sien.
Subitement, il ouvrit ses paupières, dévoilant tout le blanc de ses yeux. Je ne savais pas pourquoi mais ma première émotion fut la peur... puis... le sommeil. Oui... il était en train de m'endormir.
« Je me sens tomber sur le sol. »
« J’espère qu’Amam ne me dévorera pas.
28.
Le matin venait de se lever.
Sur la terrasse du palais, Emy était assise en position du lotus, le visage élancé vers Aton.
Atenhotep était heureux de pouvoir se réveiller en compagnie d'une femme. Voilà bien longtemps que les joies du sexe opposé ne l'avaient plus comblé.
Du sang coulait encore de sa joue droite. Leurs ébats amoureux n'avaient rien de chaleureux, leur passion à tous les deux était sans aucun doute la souffrance.
Cette balafre profonde traverserait les années; peut-être toutes les années de son existence. Au moins, il se souviendra à jamais de cette nuit.
Pharaon marcha le pas lent et martial vers Emy; sa nervosité légendaire commençait à quitter son allure.
Il caressa ses longs cheveux noirs et les porta à son nez pour les humer.
« Hum... Cette odeur... Je me sens un autre avec elle. »
-Je viens de prendre une décision importante, déclara-t-il.
-Quoi donc? demanda-t-elle en gardant les yeux fermés.
-Tu seras ma grande épouse royale.
Un silence.
-N'en es-tu pas heureuse?
-Je me moque de mon titre. Ce que je veux, c'est rester auprès de toi.
Le jeune souverain semblait sourire de l’intérieur.
-Crois-moi: aucune autre réponse ne m'aurait fait autant plaisir.
29.
Trois années s'étaient écoulées depuis la mort de Samman.
Atenhotep, le « Nerveux », était devenu un homme puissant aussi bien sur le plan politique que personnel.
Aucun jour ne passait sans qu'il ne muscle son corps et son esprit.
Il avait compris que pour être au meilleur de sa forme, il devait soigner, de manière rigoureuse, la partie matérielle de son être. Ne penser qu'au travail serait une mort certaine. Vingt longueurs dans la grande piscine étaient un excellent entraînement pour ses muscles et son coeur.
Chaque soir, il lisait les mémoires de son père; essayant de comprendre les causes de sa folie.
Son obsession à tout connaître du monde qui l’entourait l’obligeait, dès qu’il avait du temps libre, à se plonger dans les écrits des anciens pharaons et des grands sages tel que Ptah-Hotep.
Son exubérance vestimentaire le poussait à se changer plusieurs fois par jour pour essayer toutes les tuniques qu’il possédait, cherchant à se faire remarquer. Avoir une vraie personnalité. Ne plus être « le fils de Men-Néfert » mais « Atenhotep ».
Il détestait le pagne.
« C'est pour les paysans! » aimait-il dire.
Il n'était plus le garçon chétif et nerveux du temps de Men-Néfert.
Il était devenu un athlète sûr de lui, aux compétences de chef d'État.
Emy avait également beaucoup changé; les traits de son visage étaient devenus sévères et son caractère devenait de plus en plus violent.
Ses servantes étaient maltraitées et beaucoup avaient perdu la vie... mais qui se souciait du sort de ces femmes?
*
-Maîtresse, je suis désolée je ne trouve plus votre perruque... déclara Anoïs.
-Des excuses, des excuses encore et toujours des excuses, c'est tout ce que vous savez faire, vous autres les domestiques?!
Anoïs, jeune adolescente de seize ans, était la fille de la maîtresse de maison du palais.
Elle n'avait jamais voulu devenir ce qu'elle était devenue; mais qu’y a-t-il de plus astreignant que l'autorité d'une mère possessive?
Habillée, sous l'ordre du couple royal, uniquement d'un vieux pagne, laissant sa poitrine à l'air, elle s'affichait telle une esclave.
Pourtant il n'en existait aucun en ces terres...
On pouvait apercevoir sur son maigre corps des traces de coups de fouet et autres cicatrices étranges.
-Ce soir, Atenhotep et moi, on va te faire souffrir comme jamais tu n'as souffert.
Les yeux d'Emy pétillaient excitation; Anoïs vit dans son regard son corps meurtri.
« Non. Je ne serai plus jamais votre jouet! » se promit-elle.
La grande épouse royale retourna dans ses appartements, peut-être pour cacher dans un autre endroit la perruque recherchée.
La domestique se dirigea également vers sa chambre mais en courant, les larmes aux yeux.
Au passage, elle vit la réverbération de ses formes dans un miroir.
Son allure flasque, ses petits yeux ensommeillés et son crâne rasé étaient tout sauf attirants.
« Même mon corps n'est pas agréable. »
« Ce n'était pas le corps d'une femme mais celui d'un animal battu par ses maîtres. »
Elle sourit.
« À quand remonte mon dernier sourire? »
Une haine monta en elle et se libéra à travers un coup de poing contre la vitre, la brisant en mille morceaux.
« Ma vraie beauté, c'est de ne pas me voir. »
Un fragment reflétait la lumière du soleil, comme pour manifester sa présence.
« Si ce n'est pas un signe, ça... »
Elle caresse la pointe coupante du bout de l'index.
« Et si c'était la solution à tous mes problèmes? »
Anoïs prit l'objet tranchant dans sa main et le serra très fort.
Le sang coulait déjà.
La pointe en direction de son poignet gauche, elle s'entailla les veines.
Le débit était important mais pour accélérer le processus, elle laissa tomber ses bras le long du corps.
Quelques minutes avaient suffi pour la voir s'écrouler, sans vie.
30.
J'invitai Werba et Cyriellis dans le palais de l'Empereur.
Quatre années qu'on ne s'était plus vu; nos retrouvailles furent plus qu’émouvantes.
La mort de Néféret-Linda laissa un froid en ces lieux. Ce sentiment de trahir la raison de sa mort par ma présence ici me hantait souvent.
Ce jour là, on s'était tous réunis dans la salle du trône d'Hatolawi pour commencer les plans de l'invasion de l'Égypte.
Tous les généraux hittites étaient présents, ravis de reprendre du service.
*
-Avant de commencer quoi que ce soit, j'invite nos deux hôtes à partager les dernières nouvelles de leur patrie, ordonna l'Empereur.
Werba s'avança.
-Atanhotep a renforcé toute sa stratégie défensive. Les forteresses seront peut-être plus inaccessibles que nous ne l'aurions pensé. Quant à sa force offensive, elle n'a jamais été aussi puissante. Des chars par milliers, des fantassins par dizaines de milliers. Il peut attaquer le premier dès maintenant.
L'Empereur prit la parole.
-Comment a-t-il pu dépasser numériquement notre armement?
-La Foi d'Aton est un prétexte pour enrôler des jeunes recrues gratuitement. Souvent, ces jeunes sont orphelins ou vivent dans la misère. Des prêtres les convainquent de donner leur vie pour l'honneur de la religion en échange de récompenses dans l'Au-delà. Une chose est certaine, proposer une paix durable est inutile.
-Leur armée est donc nombreuse mais peu efficace!
-Personne ne peut le dire. Ces nouveaux soldats ne craignent pas la mort. Quoi de plus terrifiant qu'un guerrier sans peur?
Le général Menaïs s'avança à son tour.
-Quelles sont vos principales forteresses à l'heure actuelle?
-Je pense que pour contrôler la partie nord de notre pays, nous devrons attaquer vite et fort sur « Meidoo ». Il s'agit du lieu défensif le plus accessible et le plus éloigné des autres forteresses. Si nous tenons Meidoo, nous pouvons les déstabiliser petit à petit.
-Et si nous échouons?
-L'Empire sera détruit.
Hatolawi ricana.
-Atanhotep n'est qu'un hérétique. Que pourrait-il bien faire contre notre armée? Ne voyez-vous donc pas que notre pays est hanté par de puissants guerriers, et non par des adorateurs d'Aton!
-Ne sous-estimez pas l’influence de cette nouvelle religion, s’imposa Cyriellis. La nouvelle Foi est bien plus intense que l'ancienne pour nos dieux. Les Égyptiens ont des valeurs bien différentes désormais!
-Quels genres de valeurs?
-Le sacrifice.
-Comment ça?
-Ces nouveaux combattants ne veulent pas gagner... Ils veulent mourir pour Aton!
-C'est ridicule! Jamais ils ne gagneront ainsi!
-Cette guerre sera inédite. Nous ne devons rien laisser au hasard.
-Et c'est ce que nous allons faire... Tout se jouera à Meidoo.
31.
Atenhotep s'était enfermé dans ses appartements.
Les domestiques racontaient que Pharaon était dans un tel état de démence qu'il se roulait au sol et fonçait volontairement dans les murs pour essayer de les abattre.
Qui d'autre que sa femme, Emy, pouvait régler cette situation?
-Que t'arrive-t-il?
Le roi se calma puis s'agenouilla aux pieds de la Grande Épouse Royale.
-J'ai oublié de tenir une promesse!
-Est-ce cela qui te perturbe aussi violemment?
-Oui, je crois que je viens de comprendre pourquoi mon père a abandonné son trône: les hommes sont tous les mêmes, ils ne se battent jamais pour une cause mais toujours pour leurs propres intérêts.
-Pourquoi dis-tu cela?
-Le goût du pouvoir m'a fait oublier que je lui avais un jour promis de donner à Aton la place en Égypte qu'il mérite... Je me dégoûte...
-Tu veux dire que tu veux reprendre les réformes de ton père?
-Mon père est tout ce qu'il y a de plus juste sur Terre. Rien ne lui échappe. Son surnom n'est-il pas l' « Omniscient »? Je veux marcher dans les traces de Men-Néfert.
-Les réformes sont dangereuses. Tu as bien vu ce que l'Égypte est devenue lorsqu'il était sur le trône!
-Oui... mais Men-Néfert n'est pas un simple mortel. S'il m'a demandé de continuer son projet de réforme religieuse, ce n'est pas sans raison! Je sais que rien ne lui échappe... Je sais que je dois prendre cette voie pour le bonheur de mon peuple! Je veux terminer le projet de mon père. Là où il a échoué, je réussirai!
-La mort de Samman t’a profondément blessé, nous l'avons tous remarqué… mais par pitié, ne te détruit pas! Tu n'es pas seul, je suis là.
-Je vais concrétiser mes promesses... Oublions la politique conservatrice de Samman! M'aideras-tu à transformer notre Ta-Mery?
-Tu sais bien que je te suivrais où que tu ailles! Ordonne et je t'aiderai.
-Je n’en attendais pas moins de ta part. Tu es un don du ciel. Il est bon d'avoir une amie sur qui on peut compter.
Les yeux d'Emy scintillèrent. Une flamme semblait se dégager de son regard. Se sentir indispensable... Existe-t-il meilleure émotion?
32.
L'armée hittite était enfin prête.
Après deux mois de mise au point et d'entraînement accéléré, la Grande Armée, ainsi surnommée par les généraux d'Anatolie, était prête à partir pour conquérir l'Égypte et faire vaciller le roi hérétique.
L'armée était divisée en quatre groupes de dix-mille hommes.
Le premier groupe se nommait « Vent du Nord », à cause du froid qu'il imposait lors des batailles: les adversaires restaient figés face à la puissance de ces combattants.
Le deuxième groupe était surnommé « Les Chacals », pour leur cruauté. Leur règle de base étant: pas de survivants!
Le troisième groupe était « Les Tigres », nommé ainsi pour la noblesse de ses membres. En effet, ce groupe de l'élite de la société représentait les riches de l’Empire mais sans réels talents de combativité.
Quant au dernier groupe, « Les Boucliers », était surnommé ainsi grâce à leur résistance à toute sorte d'attaque.
Chacun avait sa spécialité et la maîtrisait à un niveau proche de l'excellence.
Les Égyptiens, peut-être un peu plus nombreux, n'avaient pas l'expérience des Khétas qui étaient une véritable armée de professionnels.
Des forêts entières avaient été dépouillées de leur bois pour la fabrication des flèches, des chars et des longues lances qui se comptaient par milliers.
Cette guerre allait être, sans aucun doute, la plus grande de toutes.
Jamais on oubliera la mobilisation des deux camps.
Je me souvins lors de mes promenades dans la capitale de n'entendre parler que du début de la guerre autour de moi.
Tout le monde y était directement ou indirectement impliqué. L’enjeu était énorme; le gagnant contrôlerait le monde!
Si la victoire revenait à Atanhotep, l'hérétique serait sans pitié: l'Anatolie serait complètement rasée et une toute nouvelle culture prendrait sa place.
Le combat n'était pas une simple question de survie: c'était une question de fierté.
Ma haine pour la mort de Néféret-Linda ne revenait plus à Hatolawi mais à Atanhotep.
N'était-ce pas lui qui avait ordonné notre mort?
L'Empereur pensait d'abord aux intérêts de son peuple, ce qui était tout à son honneur.
J'avais ainsi pu lui pardonner.
J'avais rapidement décidé de me battre en tant que simple fantassin dans la Grande Armée; ceci allait peut-être faire pardonner mes fautes?
Ainsi, devant le tribunal céleste, peut-être qu'Amam ne me dévorera pas.
Il n'y avait pas un seul jour où je ne pensais pas à Néféret-Linda.
Pourquoi était-elle déjà morte? J'étais si heureux de pouvoir à nouveau converser avec elle. La voir, la sentir, l’entendre, la toucher, la comprendre, c’était ça le bonheur.
Pourquoi Aton me l’avait-il enlevée?
Quand elle m'avait quitté une nouvelle fois, une partie de moi s'était envolée avec elle. La vie avait perdu tout intérêt... pour une deuxième fois.
Aujourd'hui je m'entraînais avec Werba au corps à corps.
Malgré son âge avancé, ce dernier avait une technique unique dans le domaine des combats à mains nues. Il savait esquiver à merveille les coups de poing; son agilité et sa rapidité étaient impressionnantes.
J'adorais me battre contre lui mais encore plus avec lui; c'était comme se battre aux côtés d'un fauve.
Sa corpulence n'avait rien d'extraordinaire; tout ce qu'il faisait était finesse et élégance.
Il était plus qu'un modèle; il était ce que je voulais être.
Ma lenteur était un handicap; beaucoup me disaient que ma place était partout exceptée sur un champ de bataille.
Je m'écroulerai bien avant tout le monde, me répétait-on. Mais ce combat était avant tout le mien.
J'apporterai ma pierre à l'édifice et cette pierre, je ne la poserai pas au sommet, mais à la base de tout.
J'étais prêt à concrétiser mes rêves.
J’étais prêt à me battre.
33.
À l'aube.
Voilà à quand était fixé le début des hostilités entre les deux plus grandes nations du monde.
La fin des temps allait commencer.
À la fin de cette guerre, l'Univers allait avoir un tout autre équilibre.
Des dizaines de milliers de personnes allaient trouver la mort, c'était certain, mais n'était-ce pas nécessaire?
Je n'étais pas en première ligne mais pas loin. Mon intégration dans le groupe des Tigres m'avait un peu rassuré car c'était en quelque sorte le groupe qui nettoyait le sale travail des autres.
Les nobles détenaient l'Économie, leur survie était bien plus importante que celle des « Boucliers » dont le surnom aurait dû être les « boucliers humains » ou « ceux qui meurent pour les autres ».
Mon armement était assez basique: une lance et un bouclier en bronze. Pas de casque, pas de genouillères.
L'Empereur ne pouvait assurer à chacun une bonne protection, cela était trop onéreux et le temps manquait. Comme je ne voulais pas avoir un statut de privilégié dans mon rang, j'avais le même équipement que mes frères d'armes, c'est-à-dire presque rien, mais au fond c'était toujours un peu plus que certains autres soldats dans d'autres divisions.
Le trajet jusqu'à la première base égyptienne dura plusieurs jours; ce qui m'avait permis de faire la connaissance de deux soldats. Ces deux jeunes militaires avaient rejoint la Grande Armée pour quitter leur métier ennuyeux mais surtout pour découvrir de nouveaux horizons. N'était-ce pas une sorte de voyage organisé et payé par l'État? Ils semblaient être excités par l’Action. Ils riaient, ils chantaient. Comment pouvait-on être aussi naïf? Sauf peut-être la souffrance et la Mort, rien ne nous attendait en Égypte. Comment pouvait-on être excité???
La marche était interminable.
On sentait sous nos pieds le tremblement de notre passage. C'était tellement impressionnant que j'avais peur de ma propre armée.
Durant toute la deuxième partie de notre excursion, une question me tourmentait:
« Que suis-je en train de faire? »
Depuis que j'étais dans ce monde, depuis que j'étais ce nouveau Men-Néfert, le temps s'était écoulé d'une manière si subite que j'avais l'impression de ne plus rien contrôler.
Tout se déroulait comme dans un rêve. Mais cela ne pouvait être un rêve... puisque que je venais tout juste de découvrir que mon passé n'était qu'illusions.
Tout ceci me semblait trop incertain... et cela me rendait malade. J'avais décidé de me préoccuper uniquement de ma mission: délivrer l'Égypte de son tyran.
Mais là aussi, en regardant autour de moi, en regardant ces hommes qui détestaient les miens, les Égyptiens, je ne pouvais m'empêcher de me demander ce que je faisais parmi eux. N'étais-je pas en train de trahir mon sang? Néféret-Linda m'avait parlé d'un complot contre Pharaon dans ce passé qui m'était inconnu.
« Qui étais-je autrefois? Pourquoi le goût du pouvoir me fait faire des choses qui me répugnent? Ne suis-je pas sur le point de tuer mes semblables... pour des intérêts personnels? Ce que je vois est simple: je veux monter sur le trône. Que suis-je en train de faire? Est-on en train de me manipuler ou est-ce mon goût du pouvoir qui me dicte mes pensées et mes gestes? »
Mon voisin de gauche me regardait avec insistance depuis plusieurs minutes.
-Quoi? Qu'est-ce que tu veux?
-Tu vas bien?... Tu es tout pâle!
-Occupe-toi de la marche.
-À quoi penses-tu, l'Égyptien?
-Tu trouves que j'ai l'air d'un traître?
-Un peu oui... Ne vas-tu pas te battre contre tes compatriotes? Peut-être tueras-tu un de tes voisins, ou une personne de ta famille.
-Atanhotep doit vaciller.
-Pourquoi? N'es-tu pas, toi aussi, un adorateur d'Aton?
-...si...
-Que lui reproches-tu alors que tu es amnésique?
-Je... Je ne sais pas.
-Qui montera sur le trône si on vainc son armée?
-Je... Je ne sais pas.
-Tu ne sais pas grand chose. Pourtant tu es là, à côté de moi. On m'a dit que tu étais volontaire. Tu n'as rien d'un volontaire, tu es mort de peur! On dirait que tu voulais fuir quelque chose, l'Égyptien. Que nous prépares-tu?
-Pour l'instant, je ne sais pas. Je dois mettre de l'ordre dans mes convictions.
-Tu es très perturbé, toi.
-C'est mon surnom, ne t'en inquiète pas.
34.
Meidoo. Maudite Meidoo.
Cette forteresse centenaire s’affichait comme un immense bloc de pierre intouchable, hanté par des démons égyptiens.
Les surfaces planes de ce bâtiment reflétaient les rayons d’Aton, tel un miroir, comme pour indiquer au monde entier que l’édifice était sous protectorat du royaume des cieux.
Même les Khétas, pour la plupart athées, sentaient cette atmosphère surnaturelle. Cette bataille n’allait pas être un simple massacre de soldats. Cette bataille allait être un affrontement entre la Terre et le Ciel, entre croyances et Croyance.
*
Nous avons campé à trois kilomètres de la place défensive.
« A l'aube... toujours à l'aube... ce sera le début de la guerre. »
*
Ce soir là, les étoiles brillaient dans le ciel un peu plus intensément que les autres nuits; peut-être parce qu'aujourd'hui j'y faisais attention.
Les soldats Khétas s'amusaient autour d'un feu, comme une fête d'adieu. Certains jouaient aux dés, d'autres se racontaient des histoires, essayant d'oublier ce qui les attendait. Contrairement à moi, la peur ne s'exprimait pas sur leur visage.
Pour eux, c'était la routine.
Ils étaient des professionnels.
Ils étaient des animaux inconscients du monde qui les entoure.
Pour ma part, je restais seul dans mon coin. Je n'avais pas d'amis.
Cyriellis et Werba étaient en sécurité avec l'Empereur.
Ma femme croyait que je ne l'aimais plus, qu'aller au combat, c'était comme me suicider. Mais elle ne comprenait rien! Je n'avais pas l'intention de mourir, je voulais rendre justice. Je me battais parce que je...
Oui, j'avais une fille: Emy. Et alors?
Je ne lui avais parlé que quelques secondes de toute mon existence. Devais-je pour autant la considérer comme ma progéniture?
Alors que je regardais à l'horizontal le ciel sombrer, un vieil homme s'avança vers moi.
-Eh bien fiston. Pourquoi ne t'amuses-tu pas?
-Je n'en ai pas envie.
-Un soldat m'a dit que tu étais autrefois Pharaon... Est-ce la vérité?
Je ne répondis pas; de toute évidence il voulait se payer ma tête.
Le vieillard reprit la parole.
-Je peux t'aider.
-De quelle manière?
-Le combat de demain sera mon dernier. J'aimerais t'offrir ceci.
Il me posa sur le ventre une longue épée légèrement recourbée.
Je sentis une brûlure, comme s'il venait de me transpercer avec l'arme.
Le sang coulait, tachant mon pagne.
-Qu'as-tu fait? m'affolais-je.
-Rien.
-Comment ça rien?!
C'était étrange, la lame était si tranchante qu'elle s'enfonçait en moi. Je n'avais jamais vu arme pareille.
Je regardais ma plaie s’ouvrir, en plus d’être au même endroit, elle avait la même forme que ma douloureuse blessure de l’autre vie1. Encore cette confusion en moi. Ce moment, je l’avais déjà vécu.
-Cette arme appartenait à mon maître. Elle traverse les générations depuis des centaines d'années. On raconte que Teshub2 en personne l'a forgé dans les profondeurs de la Terre. Elle a été ma camarade de guerre depuis plus de trente ans maintenant, mais aujourd'hui je n'ai plus la force de lui rendre honneur; peut-être que toi, tu pourras l'utiliser à bon escient.
-Pourquoi moi? Je n'ai pas les compétences d'un guerrier Khéta!
-Tu es peut-être le seul qui ne se bat pas pour l'argent ou tuer de l'égyptien. Tu n’es pas un mercenaire sanguinaire, tu as une cause à défendre dans cette guerre!
-Moi, je suis un traître, je vais tuer mes semblables!
-La justice. C'est le point fort de cette épée. Si tu te bats pour une raison impersonnelle, elle te protégera.
-Que demandez-vous en échange?
-Rien. Si ce n'est de transmettre l'épée avant ta mort. Elle ne doit tomber entre les mains de l'ennemi. Cette épée est magique!
-Magique?
-Tu verras pendant le combat. Certaines choses ne s'expliquent pas, elles se regardent, elles s'admirent.
35.
L'aube.
Encore le lourd réveil matinal.
« Pourquoi ai-je l'impression d'avoir déjà vécu ce moment? »
J'éprouvais les mêmes sentiments qu'au moment de ma condamnation à mort. C'était comme si j'avais été condamné deux fois.
Le sabre était à mes côtés. Je me souvins avoir longuement discuté avec le vieil homme. Son épée, nommée Scalinermos, semblait avoir dormi avec moi, m'accompagnant dans mon sommeil.
Ce ne fut qu'à ce moment-là que j'avais pu l'admirer dans toute sa splendeur. Le manche avait la taille de mon avant-bras et la fine lame faisait largement trois coudées. Elle était à la fois immense mais d'une légèreté extrême.
Je fis quelques mouvements, histoire de m'échauffer avant le combat.
Je voyais autour de moi les soldats s'armer, le visage gris. Certains attendaient déjà dans les colonnes de la Grande Armée.
La brise faisait flotter les étendards et les drapeaux, et le soleil étinceler les lances et les haches.
Au loin, on pouvait apercevoir la silhouette du cavalier émissaire qui proposait à l'ennemi de rendre les armes. La réponse était toute tracée, mais ce geste était plus un protocole, une tradition qu'une nécessité. Le cavalier revint quelques instants plus tard. Sans tête. La réponse était telle que nous l'imaginions. Pourquoi avoir sacrifié ce brave homme?
Le commandant de mon groupe était un grand Nubien.
Lui n’était ici que pour venger sa famille.
On raconte que Pharaon, ayant besoin de riches matières premières pour acheter des mercenaires, commandita le massacre et le dépouillement des habitants de son village.
Fils du chef de ce village, le grand Nubien n’avait plus raison de vivre, si ce n’était rendre à son ennemi les douleurs dont il était responsable.
Je ne pouvais tomber sur meilleur capitaine; sa haine envers mes compatriotes allait être un avantage pendant l'affrontement. Rester à ses côtés, c’était se battre aux côtés d'Amon.
Nous étions une dizaine d'hommes sous ses ordres. Il n'abusait en aucun cas de son pouvoir.
Lorsque notre petit groupe fut enfin prêt, nous rejoignîmes la Grande Armée qui, de minute en minute, s'élargissait.
Le paysage était noir de monde; tout le Hatti était réuni.
Les fantassins en première ligne, les cavaliers juste derrière et, un peu plus loin, les archers. Autour de la foule, des centaines de mercenaires provenant des états alliés aux Hittites.
Soudain le bruit des armes cessa.
Un long silence.
Une sorte de prière collective.
Cet instant était fort, je m'en souviendrai toute ma vie.
Le soleil devint subitement brûlant comme pour nous épuiser avant l'affrontement.
« Les dieux sont contre nous. » pensaient certains.
Je voyais mes ennemis égyptiens se préparer tels des milliers de fourmis essayant de corriger les dernières erreurs défensives de la place.
Leurs archers étaient peut-être tout aussi nombreux que les nôtres.
« Nous subirons une lourde perte, quoi qu'il arrive. »
Un cor résonna dans toute la région.
« C'est le début de la guerre! »
Les chefs des petits groupes de fantassins marchaient légèrement en avant et ouvraient le passage vers la forteresse.
Le bruit lourd de nos pas résonna en moi et me fit prendre conscience que la première partie du mécanisme infernal de la Mort venait de commencer.
« À moins d'arrêter le temps, rien ne changera mon destin. »
« Que me réserve Aton? » Je n'étais sûrement pas le seul à me le demander.
Pour moi la marche qui séparait notre camp de la forteresse ne dura que quelques instants.
Nous nous retrouvâmes bien trop rapidement devant l'enceinte de la place.
Des centaines de flèches égyptiennes commençaient à s'élever vers le ciel. La plupart ne nous touchèrent pas, mais quelques pointes rebelles transpercèrent mes compagnons.
Je voyais la première ligne, mes camarades « Boucliers » se faire descendre les uns après les autres. Nous courrions tous au trépas. Impossible d'atteindre les remparts.
« Nous allons tous nous faire clouer au sol! »
Un soldat lourdement protégé avait enfin réussi à atteindre la grande porte principale, mais il fut aussitôt écrasé par une lourde pierre qui semblait tomber du ciel. Je n'arrivais pas à croire que l'on pouvait perdre la vie aussi facilement. C'était comme si des démons jouaient avec nous. Dès qu'ils nous touchaient, nous tombions tels des fruits pourris se détachant d’un arbre.
La mort sous sa forme la plus simple.
Une fois les « Boucliers » en position de force, nos archers commencèrent à nous couvrir.
Tous les fantassins se jetèrent à l'assaut en même temps dans un désordre qui ne leur ressemblait pas.
Je fus entraîné malgré moi vers la forteresse.
Soudain, je vis les grandes portes s'ouvrir...
« Étaient-ils en train de se rendre? »
Non... Leurs cavaliers faisaient une sortie.
« Nous sommes perdus! »
Même à terrain égal, nous n'étions pas certains de notre victoire.
« Atanhotep aurait-il pu dépasser numériquement notre armée? Ou a-t-il simplement tout misé sur cette forteresse? Cela voudrait dire que le reste du pays est sans défense! Non... C'est une conclusion un peu trop hâtive. Des professionnels s'occupent de la stratégie. Qui suis-je pour mettre en doute notre offensive? L'offensive des redoutables guerriers Khétas. »
Je courrais parmi mes camarades sans savoir vraiment où j'allais et ce qui m'attendait. Un cri de guerre s'éleva des deux camps. Je n'avais jamais compris pourquoi on criait à ce moment-là dans les batailles. Aujourd'hui je ne le sais toujours pas; en tout cas, mon hurlement primitif était tout aussi convaincant que ceux de mon entourage.
L'ennemi s'approcha, mais resta à distance de portée de leurs archers. Leur stratégie était de nous bloquer à une cinquantaine de mètres de leur muraille pour nous massacrer sous leurs flèches.
L’instant tant redouté arriva, je vis mes agresseurs de très près.
Ma lame scintilla comme si elle savait que pour elle, c'était le moment d'entrer en scène.
Je regardais droit dans les yeux mon premier adversaire; il était bien jeune, cet Égyptien pur sang... mais à ce moment-là, on ne réfléchit plus trop. Seules notre survie et la victoire comptent.
Tout en courant, je levai Scalinermos au niveau de mon épaule. À quatre coudées de distance de ma cible, je fendis l'air en touchant le sol avec mon sabre comme pour récupérer un peu de force avant l’impact. À bonne distance, à deux mains, je levai la pointe jusqu'à hauteur du visage de l’ennemi. Je sentis la lame couper son crâne.
Sa mort fut immédiate.
Scalinermos n'était pas ordinaire, sa maîtrise était d'une simplicité ahurissante, c'était le rallongement de mon bras.
J'étais heureux d'avoir tué un homme, je voulais le dire à tout le monde... mais une fois dans la bataille, il n'y avait pas d'échappatoire; c'était soit donner la mort, soit la recevoir. Pas le temps de savourer son premier meurtre, sa première victoire.
Un homme désarmé, le visage maculé de sang, s'approcha de moi à vive allure.
Je ne comprenais pas pourquoi il s'élançait vers moi.
N'avait-il pas vu les dégâts que provoquait mon sabre?
Soudain il sortit une dague de nulle part. Sous la surprise, je restai figé.
Je fermai les yeux, c'était la fin.
« J’espère qu’Amam ne me dévorera pas. »
Un bref gémissement semblait sortir des poumons de mon agresseur.
Mes paupières se soulevèrent comme par réflexe: le vieil homme qui m'avait confié l'épée venait de me donner sa vie en s’interposant entre mon adversaire et moi.
Ses derniers mots furent:
-Ne me... ne me déçois plus.
Je compris que cet homme avait placé en moi un espoir de faire vivre son épée dans les futures générations.
Son sacrifice n'avait pas été vain; mon épée coupa l'agresseur en deux de bas en haut.
D'autres de mes faces à faces se terminèrent de la sorte. Plus les Égyptiens mourraient à mes pieds, plus je prenais de l'assurance.
À moi tout seul j'avais abattu une cinquantaine de soldats. Ma seule blessure fut une profonde entaille à la cuisse droite.
J'étais fier de mon résultat, j'étais fier de faire honneur au vieillard et au Nubien qui restait près de moi.
J'avais l'impression d'être un grand guerrier mais je savais que le grand Noir me facilitait le travail, ce seigneur de la guerre me protégeait. Je ne tuais que des blessés.
Combien de temps aurais-je tenu sans sa présence?
Le silence.
Je regardai autour de moi, nous n'étions plus que quatre ou cinq milliers d'individus. Les Égyptiens sonnaient la retraite. Ils se réfugièrent dans leur forteresse.
Cela semblait être la fin. Pas de vainqueurs, pas de vaincus.
« Tous nos hommes sont-ils morts pour rien? »
J'avais envie de remonter le temps et de dire à mes frères militaires des deux camps de ne pas se battre. Il n'y aura pas de victoire, seulement des morts. C'était injuste pour les défunts de mourir sans résultat. Ils pensaient que leurs noms allaient traverser les siècles à travers cette grande bataille. Qui s'intéresserait à ce massacre sans issue? Qui se souvient des martyrs?
Les chefs des petits groupes s'approchaient les uns les autres pour évaluer les dégâts. Il était clair pour tout le monde que la lutte devait cesser. Notre puissance offensive ne valait plus rien, mais la place semblait lourdement affaiblie également.
La décision la plus sage était d'attendre des renforts, mais les Égyptiens étaient sur leur territoire; ils allaient se fortifier bien plus rapidement que nous.
Il fallait trouver autre chose. Une idée.
Finalement l’Empereur ordonna le siège de la forteresse.
-Nous allons les faire mourir de soif et de faim. Nous tendrons des embuscades à leurs renforts!
36.
Ma survie m'avait valu une nomination dans ce qu'il restait de la Grande Armée.
Je devins capitaine.
En fait ma place était celle qu'occupait le grand Nubien avant l'assaut. Ce dernier avait également gravi la marche supérieure de l'échelle hiérarchique.
Il avait maintenant non plus une dizaine de personnes sous ses ordres, mais une centaine.
J'étais son subordonné direct, mais cela était plus réconfortant qu'autre chose; avec lui je savais à quoi m'attendre.
Notre unité de cinq soldats que j'avais nommé « Les Guerriers de la Liberté » était une sorte de groupe isolé. D'une part parce que nous étions tous des survivants sans grandes expériences, mais surtout parce qu'une véritable solidarité entre nous avait vu le jour.
Le plus jeune, Sheri, avait survécu parce qu’il avait simulé sa mort sur le champ de bataille. Il prétendait que sa décence lui interdisait d’ôter la vie à autrui, mais moi, je crois plutôt qu’il avait tout simplement eu peur d’y perdre la sienne…
Le puissant Heb prenait tout avec humour. Il avait ce don incroyable de faire rire dans les moments de la vie les plus pénibles. Sans lui, cette histoire n'aurait été qu'une tragédie.
Homme de culture, Meat n’avait pas vraiment sa place parmi nous. D’ailleurs lui-même ne savait pas ce qu’il faisait ici. Comme beaucoup des Khétas, il s’était engagé dans la Grande Armée pour fuir une vie quelque peu ennuyeuse. L'élocution facile, il imposait par sa culture et ses dons pour convaincre les gens.
Le dernier se nommait Petmis « Né du ciel » et était le dieu de la beauté... mais pas vraiment un soldat.
Ces personnages m'avaient tout de suite fasciné; je savais qu'avec eux, la guerre allait être humaine.
Je n'étais plus un de ces soldats anonyme nés pour tuer, mais un homme comme tout le monde, qui aurait donné sa vie pour une cause, ma cause: voir Atanhotep descendre de son trône.
Ma soif de vengeance pour Néféret-Linda grandissait en moi au point de me faire tout oublier. J'étais obsédé par le résultat de ma guerre: mon camp, bien que je sois égyptien de sang, devait gagner.
*
Nous étions à nouveau dans notre campement.
Une tente avait été dressée pour moi, en ma qualité de capitaine. Cela me rappelait mon passé de l'autre vie, le temps où j’étais le souverain de mon grand pays. J’avais retrouvé les agréables sensations que pouvait apporter le sentiment d’appartenance au groupe des élites.
Plus le temps avançait, plus mon passé devenait confus.
Je ne me croyais plus moi-même: avais-je un jour régné sur le monde?
Mes hommes dormaient dehors, ils n'étaient invités qu'en cas de mauvais temps.
Les premières étoiles éclairaient l'immensité du ciel.
J'avais décidé de passer la soirée avec mes subordonnés.
-Chef, combien de temps pensez-vous que le siège durera? demanda Sheri.
-Je ne sais pas... Peut-être un mois, peut-être une année, peut-être cinq ans! répondis-je.
-Que ferons-nous pendant tout ce temps? questionna Heb.
-Nous attendrons... Mes compatriotes vont sûrement recevoir leurs renforts avant nous, mais mes supérieurs pensent que nous devons rester ici. Notre objectif est d'empêcher tout contact entre la forteresse et le monde extérieur.
-Nous n'avons aucune connaissance du terrain, les Égyptiens sont sur leurs terres! C'est perdu d'avance! s'exclama Petmis.
-Ne vous découragez pas... C'est toujours mieux que de se battre... Non?
Le grand Nubien approchait.
-Men-Néfert, je viens de recevoir un ordre direct. Les généraux ont décidé de vous envoyer au-delà de la forteresse pour repérer le terrain. Il nous faut des informations pour compléter nos cartes. Rien ne doit être laissé au hasard. Notre choix s'est porté sur vous à cause de ton origine égyptienne. Si vous vous faites prendre, vous pourrez peut-être négocier votre liberté.
« Notre toute première mission. Mission suicidaire... mais intéressante… et surtout utile! »
Nous étions aussitôt partis en repérage. Le moyen le plus sûr de ne pas se faire voir par les Égyptiens était de contourner vigoureusement la forteresse. Une nuit entière avait été nécessaire pour parcourir seulement deux ou trois kilomètres.
La pénombre masquait nos mouvements, j'avais l'impression d'être un fantôme me promenant dans le monde des vivants, un monde anciennement connu qui était devenu terre de souffrances.
Meat avait apporté avec lui ostraca1 et calame2, il était en quelque sorte le scribe du groupe.
Heb évaluait les distances pour les reporter sur la carte.
Petmis s'occupait de surveiller les alentours, histoire de ne pas se faire repérer par l'ennemi.
Sheri et moi faisions les vérifications d'Heb à la marche.
Cette soirée était inoubliable...
Une complicité infinie avait rendu un simple repérage à la fois passionnant et terriblement excitant. Je savais dès ce moment que notre groupe était unique et très performant.
En tant que responsable de l'unité, j'étais fier d'avoir des hommes comme eux à mes côtés.
37.
Deux semaines s'étaient écoulées.
Deux semaines que nous attendions.
Mais qu'attendions-nous? Les renforts égyptiens ne semblaient pas venir.
« Atanhotep aurait-il des problèmes pour rassembler ses troupes? »
De notre côté, il n'y avait plus de guerriers en Anatolie.
Tous les Hittites en âge de combattre étaient ici, avec moi.
Le Hatti était devenu terre de veuves et d'orphelins... tout comme l'Égypte d'ailleurs.
Je n'avais pas perdu mon temps; avec ma section, nous nous étions entraînés au corps à corps.
Très rapidement, nous avions rattrapé l'excellent niveau des autres soldats. Nous étions devenus des guerriers Khétas au même titre que le reste de la Grande Armée.
Nous n'étions plus les brebis galeuses; nous étions des loups.
*
Le soleil était à son zénith.
Les rayons d'Aton brûlaient le sol, transformant le sable en brasier.
Je savais qu'un grand malheur nous attendait; et je ne m'étais pas trompé. Au loin, nous aperçûmes une armée de vingt mille hommes.
Nous n'étions que quatre ou cinq mille... Que pouvions-nous faire à un contre quatre?
Mobilisation générale.
Il fallait encore se battre.
Quelle folie... C'était une mort certaine!
Comme pour la bataille précédente un cor résonna longuement.
L'endurance des adversaires était surprenante: pas de repos; leurs chefs avaient décidé de mettre un terme aux hostilités aujourd'hui.
Notre unité intégra la première ligne de l'armée hittite.
En tant que chef, j'étais même plus en avant que la première ligne.
C'était moi qui lâchai le premier cri de guerre.
C'était reparti.
Je menais la danse.
Scalinermos, mon épée, semblait se réjouir quelques instants avant le combat.
Je sentais en moi une énergie provenant de la lame parcourir tout mon corps.
Ma course était la plus rapide.
Le premier face-à-face de la bataille, c'était toujours moi.
J'avais acquis une assurance certaine.
Je me sentais invulnérable.
J'étais un dieu.
Les Égyptiens s'écartaient à la vue de mon épée. Je voyais autour de moi mes compatriotes et mes frères Khétas tomber.
C'était une véritable boucherie. La plus grande hécatombe de notre Histoire.
C'était suicidaire pour nous de continuer mais, même lorsque la fin est indéniable, l'espoir est peut-être ce qui nous maintient en vie.
Quel espoir? Mathématiquement notre destin était scellé...
Une autre armée venait compléter celle des Égyptiens. Là, j'avais vraiment compris que le combat était fini.
J'avais ordonné à mon unité de stopper le combat.
Inutile de tuer pour rien. Nous n'étions pas des animaux.
Après avoir jeté nos armes au sol, nous levions nos mains pour signaler notre soumission.
« Peut-être deviendrons-nous des prisonniers? C’est toujours mieux que de mourir...»
Soudain un détail percuta la rétine de mon ami Sheri: l'armée en retrait était égyptienne... mais elle se battait contre nos ennemis.
Les ennemis de nos ennemis ne sont-ils pas nos amis?
En fait, j'avais rapidement découvert que c'était Seth-Nakht qui était venu nous donner un petit coup de main.
Quelle chance!
38.
-Seth-Nakht, l'ancien ministre de la guerre sur un champ de bataille!
-Men-Néfert, l'ancien ministre des affaires étrangères dans le camp adverse!
-Je suis heureux de te voir, ne nous avais-tu pas abandonné?
-Je pensais sauver des Khétas. Pas un Égyptien.
-Je te présente mes frères d’armes: Sheri, Heb, Petmis et Meat.
Le colosse serra la main à chacun de mes amis.
-Nous avons subi une lourde perte. L'offensive des Khétas ne vaut plus rien aujourd'hui.
-Celle des Égyptiens non plus, désormais. Pharaon sera rouge de rage lorsqu'il apprendra que sa fin approche et que son dieu s'est joué de lui.
-Qui prendra sa place? demandais-je.
Un froid.
-Ne devrais-je pas gouverner? Sans moi tu serais mort. Laisse-moi cette place, Men-Néfert!
-Pourquoi veux-tu toujours commander?
-Parce que je suis né pour ça. Qu'as-tu apporté à cette guerre?
-J'ai offert ma vie pour la grandeur de notre Ta-Mery!
-Et moi j'en ai offert dix mille... en plus de la mienne!
J'avais tout de suite compris qu'un nouveau conflit prenait forme: je ne voulais pas voir un tyran tomber pour en voir monter un autre sur le trône.
Seth-Nakht n'avait pas la carrure d'un roi; il n'était qu'un militaire sans connaissance des besoins réels d'un pays.
Moi, j'avais déjà été Pharaon!
Et j'avais une revanche à prendre sur la religion! Aton devait régner en Égypte... et uniquement en Égypte.
C'était pour ça que je m'étais battu.
Enfin... Je crois.
39.
Quel plaisir de revoir Cyriellis et Werba.
Eux aussi étaient heureux de me revoir… en vie.
Ma femme était plus belle que jamais. Plus le temps passait, plus je me rendais compte que j'avais épousé, sans le savoir, la créature la plus sublime sur Terre.
Son sourire était d'une délicatesse absolue, j'avais l'impression de fondre en la regardant.
Ses yeux étaient souvent brillants quand ils se posaient dans les miens, peut-être était-elle aussi amoureuse de moi?
« Pourquoi faut-il toujours que je tombe follement amoureux de la première inconnue qui me porte le moindre intérêt? »
Rien n'est plus beau qu'un amour réciproque!
Pourtant la première chose qu'elle fit en me voyant fut de me crier dessus comme si j'étais son enfant.
-Pourquoi es-tu parti sur un champ de bataille?! Voulais-tu m'abandonner?! Sais-tu combien de temps j'ai pleuré et prié pour que tu ne me quittes pas?! Mais qu'est-ce que je deviendrais si tu meurs? Est-ce que tu te l'es déjà demandé?
Même en colère, elle était belle. Quoi qu’elle fasse, j’étais admiratif, comme un enfant regardant pour la premières fois les formes délicates d’une femme radieuse.
Mon petit sourire semblait choquer Werba.
Croyait-il que j'avais agi ainsi pour la faire souffrir et que cela m'excitait? Non! Ce n'était pas le cas. Je voulais juste aller au bout de mes convictions!
Je ne savais pas quoi lui répondre.
La seule chose que j'avais pu lui dire était ceci:
-Où est Emy?
Cyriellis me regarda à la fois étonnée, et ravie.
-Elle est en Égypte!
-Sait-elle pourquoi je suis allé me battre?
-Elle n'a pas l'âge de comprendre les enfantillages des grands dirigeants de ce monde!
-Rien de plus simple: Atanhotep est un tyran qui opprime son peuple au nom d'Aton. Il doit mourir!
-Je ne te comprends pas... N'es-tu pas toi aussi un adorateur du dieu unique?
-En effet.
-Et tu voudrais prendre sa place?
-Oui.
-Qu'est ce que cela va-t-il changer à notre Histoire?
-Atanhotep est dangereux. Aton est l'Amour, le partage, pas la guerre. Pour lui, la religion n'est qu'un prétexte pour conquérir le monde...
-T'es-tu déjà demandé pourquoi tu te battais jusqu'à présent?
-Pour Aton!
-Ne serait-ce pas également un prétexte pour prendre le pouvoir?
-Je... mon amour pour Aton est sincère. L'amour n'a pas besoin de justifications! Aton me garde en vie, Aton approuve ce que je fais.
Werba, qui ne cessait de m'observer depuis le début, me déclara:
-Heureux de te revoir, Men-Néfert.
Étonné par ses premiers mots, je lui fis remarquer qu'il avait un certain retard dans ses propos.
-Non... Je voulais dire... Heureux de te retrouver, mon ami. Je sens que tu es redevenu comme avant. Ton amnésie semble se dissiper.
-Que veux-tu dire par là?
-Tu parles comme autrefois, lorsque tu étais ministre des affaires étrangères. Tu sembles sûr de toi. Tu sembles à nouveau comprendre le monde avec cette aisance qui te caractérise.
40.
Emy, la Grande Epouse Royale, âgée maintenant d'une trentaine d'année s'était lassée de sa vie de luxe et de volupté.
Le massacre de ses servantes n'avait plus rien d'excitant.
Lorsque l'on goûtait à ce genre de plaisir pervers, il fallait à chaque reprise augmenter la monstruosité de l’action, sinon une certaine banalité prenait place.
Même la présence du roi ne la comblait plus.
Elle pensait avoir épousé un dieu... mais le temps effaçait peu à peu son originalité.
Elle rêvait d'avoir des aventures. Tant de merveilles à découvrir en Égypte et rester cloîtrée dans une prison dorée!
Aujourd'hui un émissaire d'Assyrie venait offrir à la Terre Aimée des dieux des présents en bois précieux pour entretenir une amitié durable.
Ce protocole ennuyeux exaspérait la reine.
Régner sur le royaume le plus puissant du monde ressemblait à cela?
« Le tuer provoquera peut-être un conflit mondial? » se demanda la reine.
« La routine disparaîtrait. Mon règne n'aurait pas été vain! Sans guerres l'Homme n'a pas de raison d'exister! Son but dans la vie c'est... de se battre! »
Pharaon ne pouvait assister à la cérémonie. Son travail lui imposait des voyages à travers le pays pour bien s'assurer qu'il contrôlait toujours chaque grain de sable de l'Égypte.
Il n'allait pas tout abandonner pour un misérable émissaire!
La reine avait donc le champ libre pour s'amuser avec le grand homme à la barbe rousse et aux longues jambes.
Emy quitta son trône.
-Quel est ton nom, bel homme?
-Je me nomme Seriuh, altesse, déclara-t-il en baissant les yeux.
Tout en glissant son index sur le torse de l’étranger, elle tournait autour de lui, pour le juger.
-Combien d'aventures amoureuses as-tu eues?
L'émissaire semblait rougir. Comment une femme si haut placée pouvait poser ce genre de question?
-Je n'ai connu que trois femmes.
-Quel âge as-tu?
-Vingt-trois ans.
-Serais-tu intéressé de passer un moment avec moi? Qui refuserait de s'offrir à une reine d'Égypte?
Le jeune homme ne savait pas quoi répondre...
Était-ce un piège?
En quelques paroles, il se retrouva dans le lit royal.
*
L'émissaire se confia sur l'oreiller:
-Je n'ai jamais connu un tel plaisir!
-Je suis une reine.
-Vous êtes une déesse de l'amour.
-Je sais, mais toi tu m'ennuies déjà.
41.
Mes frères d’armes et moi-même étions convoqués dans la grande tente de l'Empereur.
Depuis le début du conflit, je ne lui avais pas parlé une seule fois; il avait respecté mon souhait de ne pas m'attribuer un statut privilégié.
-Les « Guerriers de la Liberté »! Voilà une unité qui restera dans les annales!
Je vis mes compagnons s'incliner.
-Men-Néfert, je suis fier de connaître un homme de ta trempe. Tes convictions semblent être gravées dans la roche! Cela fera de toi un grand roi.
-Dois-je comprendre que vous m'avez choisi comme Pharaon?
-En effet. Seth-Nakht n'aura jamais mon soutien. S'il monte sur le trône, l'Empire lui déclarera la guerre.
-N'est-ce pas grâce à lui que nous sommes vivants aujourd'hui?
-Si... mais... Je viens de le rencontrer... Sa fougue me laisse plutôt perplexe. Il semblerait que dans son sang coule une force destructrice. Il a peut-être la carrure d’un puissant guerrier mais pas celle d’un bon chef d’État. Ce sont de nos jours deux choses totalement différentes… et souvent opposées. Aujourd’hui, il faut savoir construire et s’enrichir sans affaiblir son voisin.
-Un nouvel affrontement contre les Égyptiens sèmera la mort et la honte dans notre camp!
-Rien n'est plus irrationnel que la politique. Pour la prospérité de nos deux nations, nous devons nous entendre en tout point. Toi et moi avons des similitudes. Je ne vois chez Seth-Nakht que le goût de la guerre et cette soif de pouvoir.
L'Empereur se tourna vers Sheri et lui offrit un griffon en or.
-Voilà pour ton courage.
Il répéta le geste avec tous les membres de mon unité puis reprit la parole.
-Men-Néfert, même en partant de zéro, sans privilège, tu as su t'imposer dans un domaine que tu n'avais jamais contrôlé auparavant. Ton adaptation à toutes situations est une qualité énorme pour un futur roi!
Petmis était ému.
Pour la première fois de sa vie, son existence avait un sens, une signification, une valeur. Sa place au sein des Hommes, il ne l'avait plus usurpée. Il l’avait bien méritée.
Heb sauta de joie, oubliant toute convenance face à l'Empereur.
Meat, quant à lui, semblait indifférent.
Sheri était en larmes.
Je regardais ces hommes comme si j'avais toujours vécu avec eux. Comme s’ils étaient ma famille. C'était avec eux que je voulais vivre mes derniers instants.
Sheri avait cette même fragilité troublante que mon fils Atenhotep de mon passé de l'autre vie.
Il était drôle de me voir penser ainsi.
J'étais fou, mais mon histoire était encore cohérente.
42.
Seth-Nakht pensait arriver aux portes de Thèbes en sauveur... Ce ne fut pas du tout le cas.
Les rues de la capitale étaient désertes.
Personne n'osait exprimer publiquement ses sentiments sur la politique actuelle. L'ancien ministre militaire ne fut-il pas lui aussi une sorte de tyran à son échelle autrefois?
Il avait décidé de faire une entrée improvisée avec son armée, voulant tuer Atanhotep de ses propres mains.
*
Arrivé au palais, il trouva Pharaon sur son trône, le regard perdu vers le plafond.
Agé environ d'une quarantaine d'année, le roi imposait par son calme. Le nez proéminant, les pommettes saillantes, des lèvres fines telles des lames de rasoir, des sourcils longs et épais, le teint extrêmement pâle, il dégageait une impression de sadisme et de cruauté.
Soudain, le blanc de ses yeux écrasa ses pupilles.
Il prit la parole en premier à la vue de son ancien ministre:
-La trahison semble être ton passe-temps favori...
-Je n'ai trahi personne.
-Tu m'as trahi moi et notre peuple!
-Toi, tu le fais mourir sous des coups de fouet pour un projet totalement stupide et inutile!
-Garde-toi d'insulter Aton. Sa toute puissance peut te...
-J'ai vu qui il défendait sur les batailles de Meidoo. Ton Dieu aurait-il peur de moi?
-Aton est la sagesse même! S'il a décidé de te donner la victoire, ça le regarde.
Seth-Nakht sourit de plaisir. En plus de sa victoire militaire, il avait le soutien d'une divinité qu'il combattait.
Le monde était-il à ce point aberrant?
-Où est Men-Néfert? On raconte qu'il s'est battu... et en première ligne... Cela ne ressemble pas au Men-Néfert que j'ai connu! Ce lâche anxieux prêt à tout pour le Pouvoir, pour vivre éternellement.
-Il n'est pas loin, ne t'en fais pas.
-Que sera l'avenir?
-Atanhotep, le pharaon hérétique va... abdiquer... puis peut-être mourir...
-La condamnation à mort est punie par les lois de Maât. Te risquerais-tu aux crocs d'Amam?
-Je croyais que les dieux ne t'intéressaient plus...
-Nous aimons les dieux qui nous protègent.
-Aton ne serait-il plus sagesse et amour?
-Je n'ai rien dit de la sorte. Ne cherche pas à faire sortir de ma bouche un blasphème. Je suis prêt à mourir pour Aton!
Le colosse claqua des doigts. Deux gardes approchèrent.
-Emmenez-le dans la prison du palais.
Pharaon posa son pschent ainsi que ses bijoux sur son trône puis marcha de lui-même en direction de sa cellule.
Avant de franchir la grande porte, le roi déclara.
-Me faire tuer n'est pas une solution à tes futurs problèmes. Je connais la réponse à l’énigme « Men-Néfert »... Sache que si je m'en vais au royaume des morts, j'emporterai mon secret avec moi.
43.
Trois longues années s'étaient écoulées depuis la prise de Thèbes par Seth-Nakht.
Le couronnement royal du colosse fut bref, mais explicite.
Dédaignant les fêtes qu'il jugeait longues, ennuyeuses et onéreuses, il s'était contenté de se poser lui-même le pschent sur la tête, symbole de royauté divine.
Il avait ordonné l'effacement total du nom d'Atanhotep pour que son âme ne revive pas lorsque sa dernière heure serait venue.
Le projet « Grand Temple d'Aton » cessa.
Désormais le peuple était libre... mais pour combien de temps?
Le nom d'Aton fut également effacé de tous les textes officiels ainsi que des principaux temples. Le grand temple d'Aton était devenu le grand temple d'Amon, nommé également temple de « Karnak » par les « zèbres ».
Les zèbres étaient les esclaves qui avaient construit ce gigantesque temple. Ce surnom venait du fait que les séquelles des coups de fouet leur donnaient sur le dos et les membres un aspect alternant deux couleurs, semblable aux zèbres.
D’ailleurs, Seth-Nakht, Néféret-Linda, Cyriellis, Werba et moi-même en faisions partie autrefois.
*
J’avais abandonné la politique pour enfin profiter des simples plaisirs de la vie dans une luxueuse villa en plein coeur de la capitale, en compagnie de ma radieuse femme.
Notre fille, Emy, grandissait à vue d'oeil et devenait une femme à l'allure gracieuse.
Werba vivait auprès de notre petite famille qu'il trouvait apaisante et heureuse. Les horreurs de la guerre passées, il avait mérité cette douce retraite auprès de sa nouvelle famille.
Mes amis: Sheri, Heb, Meat et Petmis s'étaient installés en Égypte.
Le premier était vendeur de perruques, le suivant tenait une taverne, Meat était scribe particulier d'un riche notable et le dernier était coiffeur.
Ces Hittites totalement intégrés ne dérangeaient personne et servaient la Terre Aimée des dieux qui était devenue au fil des saisons, leur nation.
La vie était parfaite, j'oubliais peu à peu mon passé de Pharaon...
Je me contentais de vivre au jour le jour. Comme si chaque heure était la dernière de mon existence.
44.
C'était aujourd'hui que je me rendais à Khâ-Men pour redécouvrir le puits inter-cosmique du Nord.
Werba fut mon unique compagnon de route; si je me souvins de lui et pas de Cyriellis, il devait forcément y avoir une raison…
Le voyage à travers le Nil était beaucoup plus paisible que dans mon souvenir.
Nous arrivâmes très rapidement à destination.
Je fus surpris de voir que l'endroit était rigoureusement identique à celui de mes rêves.
Des petites maisons blanches abandonnées, usées par le temps, les vieilles rues envahis par des hautes herbes et autres petits arbustes, cette ambiance de lieu sacré gouverné par les fantômes des Anciens.
Tout, au caillou près, était comme je l'imaginais, comme je l'avais vécu.
Je n'étais en fin de compte pas totalement fou...
« Mais comment puis-je me souvenir de cet endroit alors que j’étais aveugle à ce moment-là? »
Nous nous rendîmes dans cette maison où Malek habitait.
Tout était identique.
Je vis le puits.
Werba sourit.
Peut-être avais-je réellement traversé la Terre?
Sans réfléchir, je sautai dans cette entaille.
La chute fut de courte durée... mais je n'avais pas atterri dans un autre monde.
J'étais juste dans un misérable trou.
Je voyais autour de moi des milliers de petites lumières, mais ce ne fut que le reflet des rayons du soleil sur de minuscules pierres.
Une chose était certaine; j'étais venu ici.
Cet endroit, je le connaissais.
Peut-être à la fois déçu et heureux d'en finir avec cette histoire, nous repartîmes chez nous. Oublier mon passé; c'était mon objectif maintenant.
J'avais un avenir à construire.
À mon retour, j'avais décidé d'inviter Werba à prendre le repas avec ma petite famille.
Cyriellis allait être heureuse d'apprendre que j'avais décidé de tourner la page avec mon passé.
Maintenant le Pouvoir ne m'intéressait plus, je voulais juste vivre heureux avec ceux que j'aimais. Ne plus subir la vie... mais la vivre.
J'avais retrouvé mon humour d'antan, mes soucis s'étaient envolés.
Oui... je revivais.
*
Le soleil était sur le point de disparaître.
Cyriellis allait encore être morte d'inquiétude. Je lui avais promis de rentrer dans la matinée; elle détestait être seule.
Rien ne laissait présager ce cataclysme.
Lorsque j'ouvris la porte de ma demeure; une énorme quantité de sang gisait au sol. Le regard de pitié de Werba me fit vite comprendre l'impossible. Je courus dans la villa, criant le nom des deux femmes les plus importantes de ma vie. Plus les secondes s'écoulaient, plus je comprenais la situation. La grande salle d'accueil fut la dernière pièce que je traversais. Peut-être qu'inconsciemment je savais que je ne devais pas y aller. Peut-être qu’en fait, je savais exactement ce qui m’attendait.
Pourtant je finis par y arriver.
Je vis Werba en premier, à genoux.
Le temps se figea.
Au-dessus de lui gisaient les deux corps recherchés, vidés de leur sang au bout d'une corde.
Cyriellis entre la vie et la mort murmura:
-Atan... Atanho... Atanhotep.
Ses paupières maculées de sang tombèrent. C'était la fin.
Le monde s'écroula autour de moi, encore une fois.
Étais-je maudit par les Primitifs? Dès qu'une personne devenait trop proche de moi, elle mourrait sous mes yeux.
« Non... Ce n'est pas possible! Qui aurait osé faire une chose aussi affreuse? Pourquoi? Pourquoi Moi?! »
« Pourquoi les femmes que j’aime disparaissent sous mes yeux? Cela ne peut être le hasard! »
Werba se releva et me prit dans ses bras. Nous avons pleuré un long moment tous les deux.
Heureusement qu'il était avec moi pour partager ma douleur. Qu'aurais-je fait sans sa présence? Ma vie n'avait plus aucun sens. J'étais totalement perdu.
J'étais seul.
Mille pensées traversèrent mon esprit...
« Cyriellis... ma femme. Nous nous connaissions à peine, nous avons vécu une courte mais passionnante aventure ensemble, pourtant je sais que notre potentiel est immense. C'était toi que je voulais comme moitié de mon âme, c'était toi que je voulais depuis toujours, c'était toi mon fantasme. Maintenant tu es loin de moi, dans un autre monde; peut-être tu m'oublieras. Moi, jamais. Jamais je n'oublierai nos moments de tendresse. J'aimais tellement parcourir du bout des doigts chaque millimètre carré de ton corps, caresser tes bras et ton dos; ta douceur, ta beauté, ton regard, ton odeur, ton sourire, mon Dieu, tu étais si parfaite!
Pourquoi nous a-t-on séparés? Ne pars pas, je t'en supplie! Te voir avec un enfant, ma fille, m'a profondément tourmenté, j'ai eu à un moment de ma vie autre chose en tête que des soucis sans intérêts; je regrette tellement de ne pas avoir pu t'offrir une vie simple avec Emy. Je regrette tellement de n'avoir pas vu les vraies valeurs de la vie... mais je sais que Dieu n'a pas croisé notre destin par hasard. Je sais qu'un jour toi et moi ne formeront à nouveau plus qu'un. Je t'aime. »
J'espérais qu'elle pouvait entendre ces paroles avant qu'elle ne me quitte à tout jamais. Je ne sais plus si je les avaient pensés, dites à haute voix ou même criées... en tout cas il fallait qu'elle les entende pour qu'elle comprenne ce que je ressentais pour elle, parce que je n'étais pas certain de lui avoir une seule fois dit en face que pour moi elle était plus que ma femme, elle était une partie de mon être.
Soudain une flèche entra à vive allure dans la pièce et se planta dans mon épaule gauche, à quelques centimètres de mon coeur.
Je croyais que les dieux étaient venus exécuter les infidèles à leur panthéon.
Je n'avais rien vu, rien entendu.
Je me souviens juste être tombé dans les bras de mon fidèle ami Werba.
« Non! Non!!! Je n’ai pas pu faire ça. Je ne suis pas un assassin! »
45.
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
-Men-Néfert, ouvre les yeux!
Cette voix grave... Werba...
Mes paupières se soulevèrent avec difficulté. Je vis autour de moi tous mes camarades de guerre et Werba.
-Que s'est-il passé?
Werba prit la parole.
-Seth-Nakht a mis ta tête à prix. Tu es recherché par la police.
-De quel crime ose-t-on m'accuser?
-De haute trahison. Tu t'es battu du côté des Khétas...
-Et lui a tué nos ennemis! Qu'est ce donc cette folie?
-Un prétexte pour t'évincer de la scène politique...
-Je... J'étais heureux, je ne voulais rien de plus. Ma femme, ma fille, mon Dieu... Qu'est-ce que j'ai fait!
-Tu n'es pas responsable de leur mort... Le coupable, c'est Seth-Nakht. Il nous a dévoilé son vrai visage.
-Pourquoi accuser Seth-Nakht?
-J’ai vu ton agresseur. C’était un soldat de sa garde rapprochée.
-Il me le payera! Je veux le tuer de mes mains…
-En attendant... reste ici, tu es en sécurité dans la taverne de Heb. Personne n'aura l'idée de fouiller cet endroit.
-Je savais que vous me sauveriez un jour de l'enfer, mes amis.
Heb embrassa ma main.
-Un jour, tu seras Pharaon. Je t'ai toujours cru. Je suis persuadé que dans une autre vie, tu étais quelqu'un de très puissant. Je te servirai jusqu'à ma mort.
Sheri me sauta dessus et me déclara qu'il était heureux de me revoir.
Petmis pleura dans mes bras et Meat se contenta de me lancer un sourire.
46.
-Il a tué sa famille, comme nous le lui avons ordonné.
-Et Men-Néfert?
-Il a été gravement touché. Mais son corps reste introuvable.
L'homme aux lèvres fines sortit de la pénombre dévoilant ses petits yeux marron.
-Si mon frère est en vie, tu perdras ta place, Seth-Nakht.
-Je sais, je sais...
-N'oublie pas qu'un accord est un accord. Je te donne ce document, mais tu me laisses en vie.
-Où se trouve cette preuve?
-Dans l'ancien temple d'Hermopolis. Ma mère Tiy l'a rejeté après le diagnostique de son médecin particulier: Men-Néfert souffre d'un dédoublement de la personnalité. On n'allait pas laisser un déficient mental gouverner l'Égypte!
-Quelle est sa maladie?
-Il a deux personnalités. Cet homme vit dans deux mondes distincts.
-Est-il dangereux?
-Nous avons fait ensemble nos études au Kep... Ne te souviens-tu pas de son comportement?
-Je n'avais rien remarqué... Étais-tu déjà au courant de sa maladie?
-Non, je l'ai découvert depuis peu grâce à un prêtre.
-Comment a-t-il pu accéder au siège de ministre?
-C'est mon père qui m'avait imposé ce choix.
-Et moi, qui suis-je?
-Tu n'es qu'un élève ordinaire. Rien de spécial ne coule dans ton sang.
-Aujourd'hui si... Je suis Pharaon.
-Tu n'as qu'usurpé ma place. Débarrasse-toi des gêneurs et nomme-moi vizir. Ensemble nous serons puissants.
-Non... je te laisse la vie, comme promis; mais sache que tu la finiras loin des yeux du peuple dans ce cachot. Tu es mon jouet... personnel
47.
Le quotidien semblait reprendre son cour pour Werba et ses camarades.
Leur vie active ne semblait pas être mêlée à la mienne.
Qui aurait cru que ces honnêtes immigrants cachaient la figure la plus recherchée d'Égypte?
On me nourrissait, on me logeait, on s'occupait de moi comme d'un enfant.
J'en avais besoin.
Mon chagrin était infini, j'avais perdu goût à la vie. Je pensais avoir trouvé un équilibre auprès de ma femme et de ma fille, mais il avait fallu que Dieu m'enlève encore celle que j'aimais.
J'étais maudit, j'en étais certain.
Jamais un homme ne vivra ce que j'avais vécu.
J'avais également perdu l'envie de me battre. Toute notion de grandeur, de victoire, d'honneur avait disparu. J'étais plus bas que terre.
Sheri était très attentionné, il s'occupait de moi comme d'un père. Ce gamin était un don du ciel.
C'était lui qui m'avait donné de la force à un moment où j'en avais plus que besoin.
*
Comme tous les après-midi, Keni1 prenait sa dose d'Henket2 chez Heb.
-Salut camarade! Une bière comme d'habitude.
Je pouvais tout entendre parce qu'on me « séquestrait » dans une pièce qui se situait juste à côté de la salle d'accueil.
-Quelles sont les nouvelles du chantier? demanda Heb.
-Bah... tu sais... depuis que Seth-Nakht a pris le pouvoir, une certaine monotonie s'est installée. Ne plus fouetter les « zèbres » me manque terriblement!
-Et ce temple pour Amon... Que devient-il? Je passe tous les jours à côté, je ne vois rien de neuf!
-Les travaux extérieurs sont interrompus. Ce sont surtout les peintres et les sculpteurs qui transpirent cette année. Nous autres, tailleurs de pierres, nous attendons le travail.
-Et les femmes dans tout ça... Tu as trouvé quelqu'un?
-Non... La vie au chantier ne me laisse que très peu de temps de loisir; dès que j'ai un moment à moi, je dors.
-On m'a dit que tu avais des connaissances au palais. Pourrais-je te demander un service?
-Quelle sorte de service?
-Je recherche à savoir si Atanhotep est toujours en vie.
-Il me semble que Seth-Nakht l'a condamné au suicide forcé.
-Je crois qu'Atanhotep est toujours en vie.
-Qu'est ce qui te fait dire ça? s'étonna Keni.
-Mon ami Men-Néfert s'est fait assassiner. Je crois qu'Atanhotep est derrière tout ça...
-Ce n'est pas parce que notre ancien roi représentait un Mal qu'on doit tout lui mettre sur le dos. Fais-moi confiance, je suis sûr qu'il est mort!
-Pourrais-tu quand même faire ton enquête? Je veux savoir qui a tué mon ancien chef.
-Je ferai mon possible.
48.
Le gardien de la porte Nord du palais faisait sa ronde, comme tous les jours, du lever du soleil jusqu'à son zénith.
Il aimait commencer ses journées au réveil d'Aton et la terminer lorsque celui-ci était au sommet de sa grandeur.
Fou de Dieu, le garde était un fidèle d'Atanhotep et était prêt à donner sa vie pour revoir son idole monter sur le trône.
Keni le savait, c'est pourquoi cette cible était parfaite pour obtenir des informations sur l'ancien roi.
La rencontre se fit au bas des marches de l’édifice.
-On raconte qu'Atanhotep est encore en vie... Qu'en penses-tu? demanda le tailleur de pierre.
-Je sais que personne n'a vu son corps. Je voulais le voir une dernière fois avant sa momification.
-Est-il possible qu'Atanhotep soit tenu prisonnier?
-Pour quelles raisons le garderait-on en vie? s’étonna le jeune homme.
Keni préférait ne pas étaler ses savoirs. Trop de confidences pouvaient causer des problèmes.
-Pour rien...
Le garde comprit que le tailleur de pierre n'était pas venu pour ce genre de réponse.
-Confie-toi à moi... Si je peux aider Atanhotep, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.
-Je crois qu'il est à l'origine de la demande de la mise à mort de Men-Néfert.
-Pourquoi penses-tu cela?
-Seth-Nakht n'a aucune raison de le faire disparaître; Men-Néfert s'était rangé dans une vie quelconque... Ce n'est pas clair tout ça... Et je sais qu'Atanhotep voulait son trépas depuis longtemps, depuis son évasion du chantier lorsqu'il était encore esclave.
-Cela ne prouve rien.
-Men-Néfert fut condamné à mort lors de son voyage au Hatti. On raconte que c’est Atanhotep qui avait commandité son exécution. Je suis sûr que Seth-Nakht et notre ancien Pharaon ont passé des accords... Je suis perdu dans mes pensées. Je ne suppose rien du tout, mais je veux savoir pourquoi Men-Néfert représente un danger pour Seth-Nakht et Atanhotep.
-Atanhotep serait donc encore en vie... Mon rêve ne s’est brisé alors. Je vais mener mon enquête; je te tiens au courrant dès que j’ai des informations.
49.
Meat était devenu une figure égyptienne importante depuis qu'il travaillait pour le plus riche notable de la ville. Mais ses ambitions ne se limitaient plus à cette vie facile et paisible. Il recherchait à servir la personne la plus puissante d'Égypte: Pharaon lui-même.
Être scribe royal n'était pas aussi simple qu'il le pensait. En temps normal, une sélection très rigoureuse commençait dès la première année et la formation durait plus de trois ans.
Sa maîtrise parfaite de la langue égyptienne et hittite allait être des outils intéressants pour écraser ses concurrents, mais son passé douteux auprès de Men-Néfert était sans aucun doute un dangereux handicap.
Aujourd'hui il avait rendez-vous avec le Tjaty Amin.
Chaque candidat devait passer une sorte d'entretien pour évaluer sa motivation et ses compétences.
La rencontre se fit dans la salle du trône.
-Meat... Je vous connais... Vous étiez sous les ordres de Men-Néfert lors de la bataille de Meidoo.
-C'est cela même.
-Vous étiez volontaire?
-Oui.
-Vous vouliez tuer de l'égyptien?
Le scribe afficha un large sourire.
-Je me battais pour les mêmes raisons que Seth-Nakht.
-Quelles sont vos expériences?
-J'ai servi un notable depuis la fin de la guerre jusqu'à aujourd'hui.
-Pourquoi abandonner ce privilège?
-Je rêve de servir l’Homme le plus puissant du monde.
-Vous savez que vos chances d'intégration sont extrêmement minces...
-Je le sais.
-Bien, vous avez devant vous un papyrus et un problème de mathématiques.
Meat regarda l'énoncé. Il s'agissait d'un banal calcul mental, rien de compliqué pour lui.
En quelques secondes la réponse fut soigneusement écrite. La deuxième question portait sur la religion.
-C’est quoi cette question? s'étonna l'élégant.
-Le roi désire connaître la Foi de ses scribes.
-Quel rapport avec mes talents d'écriture?
-Il s'agit d'un ordre. Je ne peux vous donner d'explications, si cela ne vous plaît pas... partez.
-Il me faudrait toute une journée pour écrire ce que je pense!
-L'examen est oral.
-Vous voulez dire que je dois vous donner une réponse immédiatement?
-C'est cela même.
Meat fut mécontent de cette surprise. Quelle opinion choisir? Aton ou les dieux?
« Men-Néfert m'avait dit qu'Atanhotep serait peut-être encore en vie. Serait-ce lui qui manipule Seth-Nakht? Si oui, cela voudrait dire que le dieu officiel est toujours Aton… »
Mais à côté de ça, il ne pouvait ignorer que le roi actuel avait effacé les réformes religieuses de son prédécesseur.
S’inspirant de nos abondantes conversations et débats que nous avons eus pendant la bataille de Meidoo à propos de la place de l’Homme sur Terre, il déclara:
-J'ai foi en la volonté des Hommes.
Le Tjaty toussota.
-Je vous demande pardon?
-Les Hommes sont pour moi ma foi. Je veux servir les Hommes, mourir pour eux. Je sais que tant que la race humaine vivra, je vivrai. Sa force est plus immense que tout. Notre capacité à nous adapter fera de nous des immortels.
Ce discours plut énormément au Tjaty, qui officieusement, ne croyait plus aux dieux ni en Dieu.
Pour lui aussi l'Homme est immortel.
Ce début d'idée inspira le vizir qui ne dissimulait pas son étonnement.
-Plutôt intéressant comme point de vue.
-Je vous remercie, Tjaty Amin.
-Je crois que ta candidature pèsera lourd sur le dossier des scribes royaux. Tes pensées et ton allure me plaisent particulièrement.
50.
Le garde avait passé la journée à se demander s'il était possible que son idole soit enfermé comme un vulgaire prisonnier dans une cellule du palais.
« Non... C’est définitivement impossible. Qui oserait traiter la réincarnation d'Horus de la sorte? Ce serait un blasphème sans précédent! »
Pourtant la situation d’Atanhotep le tracassait. Il devait avoir plus de renseignements.
Par chance, son oncle était l'intendant du palais. Il aurait peut-être des informations sur l'ancien roi.
-Mon oncle, on raconte qu'Atanhotep est encore en vie... Est-ce possible?
-Qui t'a fait croire cela? Il a été condamné au suicide forcé pour haute trahison!
-Quelqu'un a t-il vu son corps?
-J'ai pu voir sa momie dans un cercueil en or massif.
-On aurait pu nous abuser?
-Pour quelles raisons?
-Je ne sais pas... Une connaissance du chantier m'a posé des questions troublantes.
-Que cela changerait-il s'il était vivant?
-Je ne sais pas... peut-être que sa survie a été négociée... Je voulais juste en savoir plus, histoire de satisfaire ma curiosité...
-Je vais voir ce que je peux faire pour toi.
51.
Heb s'était également enrichi rapidement grâce à sa taverne qui, de jour en jour, gagnait en importance.
Je vivais à l'intérieur comme un prisonnier, mais voir mes amis me comblait de joie.
Que serais-je devenu sans eux?
Voilà quatre années qu'on me recherchait. Quatre années que je n'avais vu personne d'autre que mes hommes.
Je voyais souvent, par les petits trous que j'avais créés dans les murs, les rencontres du maître des lieux.
Heb, le Joyeux, était devenu le protecteur du quartier.
Beaucoup demandaient son aide pour régler les problèmes mineurs dans la ville en échange d'un peu d'argent.
Cet argent lui avait permis d'engager une véritable petite armée indépendante qui contrôlait tout le quartier nord de Thèbes.
En si peu de temps, il avait su s'imposer comme une des figures les plus importantes de la capitale; son esprit ordonné à la manière Hittite et son acharnement à bien faire les choses lui avaient permis de créer une nouvelle communauté dans la capitale.
D'ailleurs aujourd'hui il y avait un problème...
-Heb, je viens te voir parce que j'ai encore besoin de ton aide.
-Et bien parle, Hotip*.
-Keni, mon homme, est suivi en permanence par deux soldats. Je voulais savoir si tu y étais pour quelque chose.
-Non... Pourquoi serait-il suivi?
La jeune femme à l'allure dolente s'avança vers le maître du lieu et lui murmura sensuellement à l’oreille:
-Je ne sais pas... mais je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose... Pourrais-tu régler cette histoire?
-Il y a beaucoup de risques... Qu'offres-tu en échange?
-Si tu lui évites les ennuis, je promets de travailler pour toi.
Le Joyeux sourit.
-J'ai assez de mercenaires justiciers.
-Je te donnerai tout ce que j'ai. Je t'en prie, il est toute ma vie.
Ce fut à ce moment-là que je commis ma première faute depuis quatre ans. Ma curiosité m'avait fait tomber de mon lit; le bruit alerta la femme qui regarda dans ma direction.
-Heb, c’est quoi ce bruit?
-Euh... Rien, sûrement un chat...
-Voyons... Tout le monde sait que tu détestes les animaux. Ne serais-tu pas en train de cacher quelqu'un?
Je la voyais fouiner près du mur nous séparant. Heb ne savait pas comment se comporter; le mensonge n'était pas son point fort.
Soudain elle ouvrit la porte de ma chambre et me découvrit.
La stupéfaction fut totale.
J'avais les cheveux longs et sales. Ma tunique était froissée et une odeur fétide se dégageait de mon corps.
-Men-Néfert, tu détiens Men-Néfert!
Le Joyeux se mordit les lèvres. Que fallait-il faire? Une image lui vint en tête: éliminer ce témoin gênant...
Je pris la parole:
-Hotip, je t'en prie, ne dis rien à personne!
-Mais tu es un traître!
-Non... Non... Les témoignages officiels sont tous erronés. Je suis innocent. On a assassiné ma famille... On voulait m'éliminer avec mes proches!
-Pourquoi aurait-on fait cela?
-Je ne sais pas encore, mais ma présence semblait gêner le roi. Nous sommes en train d'enquêter en secret pour en découvrir les raisons. Nous pensons qu'Atanhotep est derrière tout ça.
-Atanhotep est mort!
-Nous ne le pensons pas.
-Est-ce à cause de votre folie que mon mari est suivi comme un dangereux criminel?!
-Ce n'est pas impossible, il nous aide.
-Il sait que tu te terres ici comme un chien?
-Non...
-Pourquoi vous aide-t-il au juste?
-Peut-être pour revoir Atanhotep sur le trône. Beaucoup d'Égyptiens adoraient cet homme au même titre qu'Aton.
-De la folie pure! Nous venons tout juste de terminer une guerre de religion. Allons-nous encore sacrifier des vies pour des idéologies absurdes? Le peuple ne supporte plus les réformes!
-Je n'y suis pour rien. Je vivais dans une villa paisible, loin des problèmes et des soucis. Mon avenir politique ne m'intéressait plus. Je souhaitais uniquement vivre auprès de ma petite famille. On est venu me chercher pour les tuer.
-Pourquoi es-tu encore en vie, toi? Je suis sûre que tu es responsable de leur mort!
-Non, j'étais avec Werba, nous étions dans le nord à Khâ-Men.
-Khâ-Men? Pourquoi étiez-vous là-bas?
-Je voulais savoir quelque chose.
-Tu voulais savoir quelque chose??? C'est quoi cet alibi? Que nous caches-tu là?
-Ce serait trop long à t'expliquer, mais sache que j'aimais ma famille plus que tout.
Hotip se calma. Sa peau rubiconde semblait retrouver son teint naturel.
-Je veux vous aider...
Cette déclaration fit sourire Heb.
Elle continua à étaler ses pensées.
-...Il n’y a pas de place pour Aton en Égypte.
52.
L'intendant du palais demanda audience auprès de Pharaon.
La musculature épaisse et dorée de ce dernier, ainsi que son caractère impulsif et sauvage ne se mariaient vraiment pas avec le décor de noblesse de la grande salle de réception.
-Parle! ordonna le roi.
-Seigneur, on murmure dans la ville.
-De quel genre de murmure s'agit-il?
-À propos d'Atanhotep.
Seth-Nakht se mordit les lèvres.
-Que dit-on?
-Mon neveu est au courant de la captivité. Sa foi pour Aton pourrait être un obstacle à la tranquillité de votre règne. Nombreux sont, comme lui, partisans d’Atanhotep. Qui sait ce qu’ils prépareraient contre vous s’ils devaient apprendre que vous détenez leur idole...
Le roi s'emporta.
-Qu'ils aillent tous au diable ces adorateurs du soleil! Cet homme n'a cultivé que la honte sur nos terres. Qui peut bien se soucier de son sort?
-Vous avez menti... C'est une faute impardonnable aux yeux du peuple!
-Atanhotep était un tyran!
-Peut-être, mais la vérité n'est-elle pas plus importante que tout?
Pharaon réfléchit quelques instants.
-Ordonne une enquête. Je veux couper le mal à la racine. Et, fais suivre ton neveu...
53.
Aujourd'hui, avec les encouragements de mes amis, je sortais pour la première fois de la taverne depuis quatre ans.
Les rayons d'Aton m'avaient ébloui comme jamais; quelques secondes avaient suffi pour brûler ma peau extrêmement blanche et fragile.
Mes muscles s'étaient atrophiés, par manque d'efforts. Mon corps était devenu celui d'un vieillard.
L’anxiété avait coloré mes cheveux en gris, ma vue avait baissé, mon coeur battait d’une intensité inquiétante à cause de l'effort inhabituel que m'avait demandé ma sortie.
C'était un moment d'excitation, c'était une deuxième naissance.
En regardant autour de moi, je voyais une rue animée par des jongleurs, des artistes de tout genre, ce même barbier qui travaillait toute la journée sous un soleil de plomb, ces fillettes qui courraient dans tous les sens, ces garçons qui se battaient pour jouer.
C'était ça le bonheur. Je ne voyais aucun visage crispé par les soucis de la guerre et des réformes. Ces animaux inconscients vivaient dans leur monde personnel, ignorant l’avenir; loin de la politique, loin des ambitieux, loin des fous.
J'étais vêtu d'une tunique en lin neuve que m'avait offerte Meat, la veille.
Je ressemblais à un de ces riches notables qui ne sortait jamais de chez eux et que je détestais tant. Ces hommes à la peau blanche qui regardaient les autres travailler.
Non ce n'était pas moi...
Meat et Heb marchaient à côté de moi pour m'escorter je ne sais où.
Ils s'occupaient de moi comme si j'étais un de leur proche très malade, j'avais une confiance totale en eux.
Soudain j'entendis les cris d'un jeune homme.
-Attendez-moi! Attendez-moi!
J’avais reconnu aussitôt cette voix toujours débordante de tendresse: Sheri.
-Tais-toi donc! s'exclama Meat. Tu veux nous faire remarquer?
-Non... mais pourquoi ne pas m'avoir prévenu que Men-Néfert sortirait?
-Hotip l'a découvert, déclara Heb.
Sheri se mordit la lèvre inférieure.
-Pensez-vous qu'elle va nous dénoncer?
-Nous préférons ne pas prendre le risque... Nous emmenons Men-Néfert dans un lieu plus sûr.
-Où ça?
-Chez Petmis. Il lui a proposé de l'héberger.
-Je viens avec vous.
-Non! Reste dans la taverne, et surveille les allers et venues. Je veux savoir si elle nous dénoncera ou si nous pouvons compter sur elle pour la création d'une nouvelle communauté.
-Une nouvelle communauté?
-Oui. Celle des Rebelles.
54.
-J'ai de mauvaises nouvelles à propos de Men-Néfert: il n'est pas mort!
-Comment est-ce possible? Voilà quatre ans...
-...j'ai reçu une lettre anonyme par l'intermédiaire de l'intendant du palais. Il vivait chez Heb, un ancien camarade de guerre.
-C'est un canular. Qui oserait protéger un criminel?
-Ce n'est pas un criminel!
-Il est écrit partout que Men-Néfert est recherché pour haute trahison, c'est tout comme!
-Du calme... du calme. On finira par le coincer...
-Je n'en doute pas.
L'Homme aux puissants avant-bras s'assit à côté de son frêle interlocuteur.
-J'ai enfin ce document qui prouve qu'il est ton frère. Je veux que tu le brûles.
Un bras lourdement marqué par de profondes cicatrices tendit en sa direction le vieux papyrus puis une torche.
L'Homme aux fines lèvres exécuta ses exigences.
-Existe-t-il d'autres preuves?
-Oui... Une dernière. Mais qu'est-ce qui me prouve qu'après cela, tu ne me tueras pas?
-Je t'ai donné ma parole. Oserais-tu la mettre en doute?
-Non... Cette preuve se trouve dans la mémoire d'un vieil homme, dernier habitant d'un village perdu.
-Comment se nomme cet homme?
-Malek... il vit à Khâ-Men.
-Considère-le déjà comme mort. Qui était-il?
-Le beau-père de Cefope. Mon grand-père maternel.
-Est-il dangereux?
-Non, ce n'est qu'un vieillard qui raconte de vieilles histoires sans intérêt aux enfants. D’ailleurs, il a longuement eu la garde de Men-Néfert. J’aimerais bien savoir quel genre d’histoire il a bien pu raconter à mon frère pour qu’il soit si perturbé…
55.
La demeure de Petmis était modeste.
Contrairement à Heb et Meat, il n'aimait pas travailler. Entretenir sa beauté était sa seule raison d’exister.
Coiffeur et Barbier, il s'était forcé à soigner d'autres corps, histoire de pouvoir vivre décemment.
Même couvert de dettes, dès qu'il avait su que j'étais en danger, il m'avait aussitôt proposé son aide. Il m'avait attribué une pièce spécialement aménagée pour moi au sous-sol.
Visiblement, je passerai un long moment ici.
Soudain j'entendis du bruit dehors.
Le Joyeux était allé voir ce qu'il se passait: des dizaines de policiers fouillaient les maisons alentours. Il était plus que temps de me terrer.
Je ne sais pas pourquoi les policiers n'avaient pas fouillé le commerce de Petmis. En tout cas, cela m'avait sauvé la vie.
*
Dès que la nuit fut suffisamment noire pour masquer nos mouvements, nous nous rendîmes tous chez Petmis.
Tous mes amis étaient présents: Heb, Sheri, Meat et Werba.
Assis autour d'une table, une bougie comme unique source lumineuse, nous attendions je ne sais quoi.
-Ils ne devraient plus tarder... soupira Heb.
-Qui ça? demandais-je.
-Nos nouveaux amis.
Il ne s'était pas trompé: un couple essayant de se cacher tant bien que mal sous leur capuche fit son apparition.
-Keni et Hotip! Venez vous asseoir avec nous!
Ma première émotion fut l'étonnement. N'était-ce pas à cause de cette femme que j'étais ici?
Ma seconde émotion fut un sentiment de profond soulagement.
« Si ça se trouve, ce n'était pas moi que recherchaient les policiers... »
Sa présence ici prouvait bien qu'elle était de notre côté.
Heb s'imposait dans cette réunion comme chef de meute. Il gérait tout et prenait les décisions. Il n'était plus l'homme qui faisait rire, il était l'homme qu'on respectait.
Autrefois j'aurais refusé de me laisser diriger, mais aujourd'hui qu'avais-je à prouver?
-Le groupe est au complet maintenant, déclara le Joyeux. Comme prévu, nous sommes tous devenus des figures importantes de la ville. Nous avons désormais les moyens de faire tomber Seth-Nakht. Alors, avant de commencer quoi que ce soit, j'aimerais que nous fassions tous un serment.
-Attends... Attends...
-Oui, Men-Néfert?
-Quelle... Quelle sorte de groupe sommes-nous?
-Les Hems* de l'Égypte, sourit la femme.
C'était étrange ce sentiment d'être sans arrêt sur un champ de bataille. Nous étions les mercenaires de notre avidité.
La vie est comme une guerre sans fin.
La vie est un champ de bataille.
Tout était prétexte à se battre; nous n'étions jamais satisfait de notre sort. Mais derrière ces belles paroles, je rêvais de tuer Seth-Nakht et Atanhotep, les meurtriers de ma famille.
-Que sommes nous en train de préparer?
Chacun me regarda comme si je venais d'un autre monde.
-Nous avons mis au point un projet d’attentat contre Pharaon, déclara le tailleur de pierre.
Mon coeur s'arrêta. Était-ce de la joie ou de la peur?
« Pourquoi ai-je toujours cette impression de ne pas pouvoir me souvenir de certains évènements récents ou pas de mon passé. C’est certain, ils m’en avaient déjà parlé. Mais pourquoi je m’en souviens plus? »
-Qui prendra sa place? demandais-je.
Je vis Keni et Hotip baisser les yeux.
Sheri me regarda avec tendresse. Je devinais ce qu'il allait me dire, il était l'aménité masculine même.
Petmis ne se sentait pas concerné par notre réunion; il était en quelque sorte l'anonyme qui nous aidait en nous prêtant un lieu de réunion. Ce dernier préférait admirer son plafond.
Heb prit la parole.
-Prions pour que ce soit un homme sage.
L'avenir me semblait encore plus décourageant que le présent. Je vis dans le regard d'Heb une ambition infinie.
Prenait-il, lui aussi, goût au pouvoir?
-Quels sont vos plans?
-Nous n'en avons, pour l'instant, encore aucun. C'est d'ailleurs tout l'intérêt de cette réunion!
Sheri osa prendre la parole.
-À quand est prévu l'attentat?
-Le plus tôt possible sera le mieux! s'exclama Keni.
-La patience est la qualité des dieux et est celle que j'admire le plus. Nous ne devons pas bâcler notre projet. Seth-Nakht est toujours bien entouré, il est impossible d'envisager une improvisation.
-Si nous voulons prendre le Pouvoir, nous devons le faire le plus vite possible, déclara froidement Meat.
-Pourquoi dis-tu cela, le scribe?
-Le roi prend une certaine assurance; sa cote de popularité ne cesse de croître. Que pensera le peuple si nous tuons leur monarque au sommet de sa grandeur?
-Eh bien oui justement, attendons qu'elle baisse, sa popularité!
-Un pharaon sera toujours respecté par son peuple; quels que soit son passé et ses projets. Malheureusement le temps qui s’écoule ne fait qu’accentuer cet étrange phénomène.
-D’après toi, quand devrions-nous frapper?
-Dans trois mois, répondit Meat. À la fête du nouvel an*. Ce jour-là, il sera vulnérable.
Le regard d'Heb se posa sur Keni.
-Le nouvel an... Ça me plaît bien.
Chacun hocha la tête.
-Bien. Rien ne sera laissé au hasard. Vous aurez tous un rôle à assumer. Pour commencer, Meat, tu seras chargé de devenir scribe particulier du roi...
-...je me suis déjà présenté...
-Très bien. J'espère que tu seras accepté.
-Petmis, je veux que tu t'engages comme garde du palais. J'ai entendu dire qu'il recherchait un homme jeune et athlétique pour surveiller l'entrée principale.
Celui-ci hocha la tête à contre-coeur. Cet ordre ne lui plaisait pas du tout. Il préférait rêvasser des heures durant.
-Keni et Hotip, votre rôle sera de chercher de nouvelles recrues. À sept, notre communauté ne renversera jamais l'homme le plus puissant du monde...
56.
Boubkhâ était postier depuis ses quatorze ans.
Sa grande passion lorsqu'il était adolescent était les voyages. Il adorait visiter les petits villages égyptiens car les rencontres étaient nombreuses et variées.
Il ne comptait plus les femmes qu'il avait aimées.
Pour lui, chaque aventure amoureuse était une destination vers un monde différent.
Mais aujourd'hui, la quarantaine passée, son engouement pour les longs voyages s'était atténuée.
Sa retraite, il avait décidé de la passer dans la grande capitale car tout était accessible rapidement.
Malgré ses quarante ans, Boubkhâ était très beau. Beaucoup le considéraient comme l’un des hommes les plus séduisants du pays.
Son corps bronzé lui donnait une beauté sauvage dont raffolaient les jeunes femmes; chaque muscle de son corps était soigné à la perfection comme ceux des statues.
Son physique et ses dons pour la communication lui avaient permis de se faire rapidement de nouveaux amis.
Depuis peu, il s'était mis en couple avec une jeune femme du nom d'Isat.
Agée de seize ans, Isat aurait pu être sa fille mais l'amour ne rend-il pas aveugle?
Le postier se rendit chez Heb, quartier général où tout était organisé pour l'attentat contre Pharaon.
Notre groupuscule était composé d'une dizaine de membres, chacun ayant une bonne excuse de voir Seth-Nakht tomber.
Aujourd'hui c'était la deuxième grande réunion. Heb prit la parole.
-Bien. Nous voila tous réuni. Nous formons une équipe de dix personnes: Sheri, Petmis, Meat, Men-Néfert, Keni, Hotip, notre ami postier: Boubkhâ, sa compagne Isat, le gardien du palais Aken et moi-même. Désormais aucune personne ne doit s'ajouter à notre groupe, sous aucun prétexte. Nous allons instaurer des règles dans notre petite communauté pour que rien ne nous échappe. La première règle des Rebelles est: « On ne parle pas de nos activités », la deuxième règle est « On ne parle surtout pas de nos activités ». La troisième règle est : « Nous devons tous préparer un alibi pour le jour J ». Personne ne doit savoir que nous étions près du palais ce jour-là. Notre communauté est tel un corps; si un membre se fait avoir, tout le monde plonge. Est-ce suffisamment clair?
-Très clair, répétions-nous ensemble.
Meat était aujourd'hui étrangement calme.
C'était comme s'il avait prit l’apparence d’un fantôme pour nous espionner, pour enregistrer rigoureusement chacune de nos paroles. Ma curiosité m'obligea à lui demander:
-Meat, que se passe-t-il?
Celui-ci sembla sursauter. L'aurais-je effrayé en pleine méditation?
-Je... Le vizir m'inquiète.
-Comment ça? demanda Heb.
-Il m'a engagé un peu trop facilement. Avec le recul, je me rends compte que dès qu'il m'a vu, je lui plaisais.
-Sait-il que tu t'es battu à nos côtés lors de la grande campagne de Meidoo?
-Oui... Il sait que je faisais partie des « Guerriers de la Liberté ».
-Peut-être souhaite-t-il découvrir qui nous sommes vraiment... soupirais-je.
-Peut-être veut-il lui aussi devenir un Rebelle?
-Cela est trop dangereux. Un membre de cette envergure nous volera notre victoire. S'il désire s'engager à nos côtés, c'est qu'il veut prendre la place de Seth-Nakht.
-Peut-être que je me fais des illusions, déclara Meat. Aurait-il simplement aimé l'homme que je suis pour mes talents de scribe?
-Nous ne le saurons peut-être jamais. Cela dit, je ne veux pas d'un vizir dans notre groupe. Nos réunions doivent rester secrètes.
-A-t-il posé de question sur moi? demandais-je.
-Aucune. Mais je crois qu'il sait que je te vois encore. Il n'est pas impossible qu'il essaye de t'atteindre à travers moi.
Meat avait désormais ma vie entre ses mains.
J'avais l'impression que je lui avais offert mon âme et qu'il pouvait à tout moment la donner à Amam.
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
57.
Amin, Tjaty depuis l'ascension de Seth-Nakht, ne cessait de revoir dans sa tête les nombreuses discussions qu'il avait eues avec Meat depuis leur premier entretien. Leurs pensées communes sur la force de l'Homme et non des dieux les avaient rapidement rapprochés.
Tous deux sur la même longueur d'onde, ils s'étaient entendus, implicitement, sur la création d'un nouveau gouvernement qui ne serait plus axé sur la religion mais sur les besoins réels du peuple.
Le vizir sexagénaire était un ancien général de l'armée égyptienne.
Chétif, sans réel charisme, il ne ressemblait pas à un militaire mais plutôt un vieux notable à la retraite.
Sa trahison envers Atanhotep durant la grande bataille, ainsi que ses dons pour la stratégie, lui avait permis de devenir le Tjaty du royaume aimé des dieux.
Il avait juré fidélité à son nouveau Pharaon lors de sa nomination, mais aujourd'hui son coeur voulait servir une autre cause: celle des Hommes, les athées.
Meat jouait non pas double jeu, mais triple jeu.
D'un côté il servait les Rebelles, ce groupe qui espérait, dans un délai plutôt bref, renverser le gouvernement actuel en assassinant le roi.
D'un autre côté il discutait de nombreuses heures avec le Tjaty pour essayer de créer un monde utopique où l'homme serait le centre du monde.
Et pour finir, depuis sa nomination de scribe royal, il avait cette chance exceptionnelle de pouvoir reprendre sous forme écrite les dires de Pharaon, le traditionnel. Il avait donc l’entière confiance du roi.
Chaque camp croyait avoir le soutient du scribe.
Son franc parler et son élocution charmeuse lui avaient permis de se faire bien voir par la majorité des courtisans.
Il était devenu le favori de l’élite égyptienne.
*
Une fête avait été organisée pour célébrer les fiançailles de Seth-Nakht.
Les hommes les plus puissants d'Égypte étaient invités. Une bonne occasion pour le scribe de faire de nouvelles rencontres.
Meat arriva seul au palais.
À chaque fois qu'il s'y rendait, il était impressionné par la grandeur du lieu.
D'énormes obélisques encerclaient le bâtiment principal comme pour le protéger de la magie noire. L'or, qui couvrait une grande partie de l’édifice, brillait de mille feux, reflétant la lueur des innombrables torches fixées un peu partout sur les principaux bâtiments de la ville.
Tout était parfaitement organisé. On pouvait apercevoir une garde de l'élite faire sa ronde dans une discipline irréprochable.
Suivant les conseils d’Atanhotep, le roi avait ordonné une sécurité imperméable. Chaque homme se rapprochant du palais était scrupuleusement fouillé.
Son statut de scribe royal rendait Meat intouchable quant au contrôle d’accès au palais. Il faisait partie de ses rares personnes pouvant circuler librement dans la résidence de Pharaon.
Les allées à travers les jardins étaient calmes et extrêmement apaisantes. Le scribe aimait sentir cette douce odeur de jasmin et de menthe qui flottait dans l’air.
Soudain une femme dissimulant son visage derrière un flabellum* se rapprocha de lui.
Sa peau brillait d’un éclat cuivré et sa chevelure semblait s’embraser sous les rayons du soleil couchant.
Leur regard se croisèrent et mirent un certain temps à se détacher l'un de l'autre.
-Bonjour, Meat. On m’a beaucoup parlé de vous depuis votre nomination de scribe royal.
-Qui êtes-vous?
-Je suis la nouvelle compagne de Seth-Nakht.
Meat s’inclina.
-Votre beauté est sans égale. Pharaon a fait le bon choix…
-Je l'espère. Être grande épouse royale est mon rêve depuis toujours.
-Comment vous êtes-vous rencontrés?
-Ne me reconnais-tu donc pas?
Le charmant regarda de bas en haut cette délicieuse femme aux fines jambes.
-Non... Désolé...
Elle fit un pas de plus vers lui et baissa son accessoire. Leur visage se rapprochèrent jusqu'à ce que le bout de leur nez se touchent. Faisant mine de l'embrasser, la femme lui chuchota:
-Je suis Jorkhâne.
Le scribe ouvrit grand ses yeux et recula comme par peur.
-Jorkhâne?! Impossible, tu es morte!
-Et non... J'ai fui l'Empire pour venir m'installer ici.
-Tu es venu seule sur ces terres?
-Non... Je me suis incorporée dans une caravane égyptienne qui était de passage en Anatolie.
-Bon sang... Tes parents t'ont enterrée, ils croyaient t'avoir perdue à jamais! Comment as-tu osé...
-Ils voulaient briser notre amour pour me donner en épousailles à un vieux notable.
-Pourquoi ne pas m'en avoir parlé? Tu sais... J'ai beaucoup pleuré. Faire le deuil de la femme que j'aimais était à la limite du supportable! Comment as-tu fait pour réussir à conquérir l'homme le plus puissant du monde?
-À mon arrivée, j'ai réussi à trouver une place dans le palais en tant que cuisinière. Pharaon m'a regardée et quelques jours plus tard, il m’a demandée en mariage. Un coup de foudre sûrement…
Il était vrai que cette jolie femme blonde avait un regard dévastateur. Ses grands yeux argentés brillant d'intelligence ne pouvaient laisser l'homme commun insensible. C'était vrai qu'elle avait la présence et la douceur d'une grande épouse royale.
Sa place, elle la méritait.
-Aimes-tu Seth-Nakht? demanda Meat.
-Faut-il aimer Pharaon pour être reine?
-Non... Je m'inquiète pour ton bonheur.
-À vrai dire... Je dois t'avouer que sa brutalité et sa vulgarité m'exaspèrent. Il n'a aucune qualité de roi.
Le scribe l'enlaça tendrement.
-Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux de te revoir. C'est le plus beau jour de mon existence!
Au loin, du haut des escaliers, une silhouette. Une jarre tomba et se pulvérisa au sol, ce qui effraya le couple.
-Qu'est-ce que c'était?
58.
Nous étions à nouveau chez Heb.
Mes amis m’avaient conseillé de vivre en alternance chez Petmis et le Joyeux.
J'étais plus heureux chez Heb parce qu’il avait une vie incroyablement active. Chaque jour, des familles entières venaient le voir pour lui demander des petits services en échange d'un peu d'argent.
À la limite du légal, Heb n’était pas intéressé pour se faire des bénéfices en évitant les problèmes juridiques, mais bien pour aider les autres.
Sa demeure ne cessait de grandir et de prendre de l'importance. À force de croissance, son quartier général risquait de devenir aussi important que celui de Pharaon dans les décennies à venir!
Le Joyeux venait de se trouver un nouveau bras droit: « Kilhim ».
Ce jeune homme d'une vingtaine d'années vivait seul depuis son plus jeune âge. Il avait su survivre à la société sans rien demander à personne. Son sens de l'autonomie, sa maîtrise de l'environnement et ses valeurs humaines avaient fortement charmé Heb. Il était tout à fait le genre de personnage à qui on pouvait faire confiance.
L'argent et le pouvoir ne l'intéressaient pas. Pour lui, le bonheur c'était faire partie d'une communauté. C’était d’avoir une famille et ainsi combler les malheurs de sa jeunesse.
Le Joyeux était plus que son mentor et son ami, il était son père spirituel.
Kilhim s'était proposé pour l'aider dans sa charge afin qu'il puisse un peu se reposer.
Aujourd'hui il devait supprimer un gêneur: le boulanger. Cet homme servait uniquement les fidèles au panthéon traditionnel, créant une discrimination injuste.
Son intolérance avait blessé Heb.
Selon lui, personne n'avait le droit de rejeter quelqu'un à cause de sa religion.
Kilhim ne voyait qu'une solution... Certes radicale... mais indispensable.
« Demain, à l'aube, il manquera un boulanger dans notre quartier! »
*
Le soir même, suite à cet évènement, je me rendis dans le grand bureau d’Heb. Debout, face à sa fenêtre, le Joyeux épiait discrètement ses voisins.
Voulant signaler ma présence, je toussotai.
-Hum… hum…
Celui-ci se tourna brusquement.
-Men-Néfert. Que veux-tu?
-J’ai entendu, malgré moi, ta conversation avec Kilhim. Pourquoi tuer ce boulanger?
-Je ne veux pas voir le Mal grandir. Notre quartier se doit de rester tolérant.
-Ce n'est pas à nous de faire la justice! Il y a des policiers et des juges pour ça!
-Les policiers sont tous corrompus! Ne vois-tu donc pas que notre quartier est le plus sûr de Thèbes? Pourquoi crois-tu qu'on me laisse continuer mes activités?
-Tu n'as encore jamais tué quelqu'un pour les affaires!
-Il ne s'agit pas d'affaires! C'est pour le bonheur de nos voisins!
-Oublierais-tu la famille de la future victime? Que vas-tu trouver à dire à sa fille? Qu'il est mort pour des idéaux que tu as fixés!
-Eh! Doucement! Pourquoi crois-tu que, dans un mois, je risque ma vie dans l'attentat contre Seth-Nakht?! Pour des idéaux aussi!
-Ce n'est pas comparable!
-En quoi est-ce différent?
-Seth-Nakht est le Mal! Il va rendre l'Égypte...
-... Non... il ne s'agit que de jalousie. Tu veux prendre sa place!
-Non, Heb, tu sais pourquoi je veux le voir descendre...
-Oui... C’est vrai, il s'agit aussi de vengeance. Mais qui deviendra Pharaon si notre plan fonctionne?
-Je ne suis plus intéressé par le pouvoir. Que tu deviennes roi ne me dérange pas, tu as l'âme d'un meneur.
Le Joyeux arbora un large sourire.
Ne venais-je pas de dire ce qu'il voulait entendre?
-Je dois t'avouer que cette idée me plaît de plus en plus. La puissance me rend heureux.
-Je l'avais senti. Sache que si on devait se mettre d'accord pour mettre en place un nouveau roi, ce serait toi que je choisirais.
-Merci pour ton soutien, Men-Néfert.
-C'est moi qui te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi.
Heb s'éloigna puis se retourna.
-Inutile de dire aux autres ce que Kilhim apporte à notre communauté...
59.
Meat et Jorkhâne avaient passé toute la soirée ensemble à l'écart des invités.
Seth-Nakht les observait discrètement depuis plusieurs longues minutes.
« Que mijotent-ils tous les deux? Se connaissent-ils? » se demanda Pharaon.
« Mieux vaut faire en sorte de les séparer le plus vite possible. »
Le roi s’avança vers le couple.
-Scribe Meat... Je finirai par croire que vous essayez de voler ma fiancée!
Le charmant s'inclina avec respect devant le maître des Deux-Terres.
-Jorkhâne est une amie d'enfance, altesse.
-Une amie d'enfance? Il est vrai que vous êtes tous deux Khétas. Il est étonnant de voir que mes deux favoris sont étrangers.
-Merci pour ce compliment, seigneur.
-Meat, j'aimerais te parler en privé. C'est urgent.
La belle comprit qu'elle devait s'éclipser.
Celle-ci s'éloigna sans lâcher des yeux le scribe.
-On vient de retrouver le corps d'un boulanger du quartier Nord.
-Et alors?
-C'est bien le quartier que contrôle impunément ton ami Heb?
-« Ami » est un grand mot. Nous avons servi Men-Néfert ensemble autrefois; mais nous nous voyons très peu.
-Bien... Bien... J'aimerais que tu enquêtes sur ce meurtre.
-Comment est-il mort?
-Les Saou-Perous* du quartier ont retrouvé son tronc et ses membres séparés. Le meurtrier est sans aucun doute un maniaque de la torture.
-Vous pensez qu'Heb est derrière tout ça?
-Je ne sais pas. Je ne veux pas demander à mes Saou-Perous de s'en occuper. Ces fonctionnaires ne se préoccupent que de leur bien-être. Vois l'autorité qu’ils ont dans ce quartier! C'est un misérable commerçant étranger qui fait la loi! Toi, tu as un goût certain pour la recherche de la vérité... et de la justice. Cet homme a été arraché à ses proches parce qu'il a simplement refusé de servir certains de ses clients dont la religion était différente de la sienne. Quel est donc ce monde, Meat? Je sais que tu as des valeurs bien différentes de tes anciens amis, les « Guerriers de la Liberté ». Je compte sur toi, ne me déçoit pas…
-Je ferai ce qui est en mon pouvoir, Majesté.
-Bien. Ah oui... Autre chose. Ne t'avise plus de t'approcher de Jorkhâne d'aussi prêt. Elle sera bientôt ma grande épouse royale. Je n'aime pas les ambiguïtés. Sache que pour moi, il n'y a que des amis et des ennemis. Je déteste les intermédiaires... Si tu vois ce que je veux dire...
-Comme bon vous semblera, altesse... À quand est fixée la date de votre mariage?
-Au nouvel an.
60.
Meat était venu me voir.
Son calme légendaire s'était dissipé pour laisser place à une peur et un stress qui ne lui ressemblaient pas. Un tel comportement venant de sa part n'annonçait rien de réjouissant.
J'étais tout de même fier de voir que j'étais son premier confident.
-Men-Néfert... Hier soir j'ai fait une rencontre des plus étranges.
-Une femme?
-Oui... Une ex.
J'étais rassuré. Son problème n'était que personnel. Rien de grave pour notre groupe.
-Elle est la fiancée du maître des Deux-Terres.
« En fait, c'est peut-être plus grave que je l'imaginais... »
-Quel est le problème?
-Je suis raide dingue amoureux de cette femme!
-Mon conseil d'ami serait de laisser tomber votre histoire. Tu as bien dit que c'est une ex...
-Nous nous sommes séparés par obligation. Je crois qu'elle éprouve toujours des sentiments à mon égard. Tu ne peux savoir ce qu'elle représentait et ce qu'elle représente encore aujourd'hui pour moi!
-Ne t'amuse pas à ce genre de jeu. D'une part, tu risques ta vie et d'autre part, tu peux faire échouer notre plan d'attentat. Je t'en prie, essaye de ranger cette histoire dans une case de ta mémoire et scelle-la à tout jamais.
-Les sentiments ne se maîtrisent pas de la sorte!
-Je sais bien, mon ami... mais redescends sur terre, tu vas te brûler les ailes!
-Men-Néfert, cette femme est une déesse! Quand je la vois, je sens mon cœur s'affoler. Tout devient différent avec elle, tout devient simplicité!
-Je comprends ce que tu ressens.
-Sa beauté…
-Ecoute…Il n'y a rien de plus subjectif que le goût. Tu sais, même en regardant un dessin, un texte, une sculpture sans intérêt, façonnés avec très peu, voire aucun talent, on finit par apprécier ce que l'on voit. C'est le principe du « je ne connais rien d'autre, alors ce que je vois finit par devenir beau ». C'est exactement ce que j'ai vécu avec Néféret-Linda… Peut-être as-tu trop idéalisé l’image que tu avais d’elle pendant son absence? Crois en mon expérience; les femmes ne méritent pas d'être la cause de notre folie. Prends un peu de recul, et tu verras qu'elle est simplement un être humain et que tu n'as surtout pas le droit de mourir au nom de l'amour que tu lui dévoues.
-Tu as sûrement raison.
Meat semblait gêné. Il se gratta le sommet de son crâne comme pour réfléchir.
-J'aimerais aussi te demander autre chose... Le roi m'a parlé de l'assassinat d'un boulanger dans le secteur que nous contrôlons... C'est quoi au juste cette histoire?
-Je n'en sais pas plus que toi.
-Pourquoi Seth-Nakht et moi avons cette curieuse impression qu'Heb se permet d'éliminer les gêneurs?
-Je ne sais pas.
-Ne commettons pas de folies. Les autorités nous laissent avoir notre propre police mais n'abusons pas de leur gentillesse... ou de leur ignorance. Je ne veux pas finir mes jours en prison.
-Oublierais-tu que tu fais partie d'un groupe qui tentera d'assassiner le roi, incarnation d'Horus sur terre? Que se passera-t-il si nous échouons? Que penseront les dieux... ou Dieu?
-Il est vrai que nous risquons beaucoup dans cette histoire. Mais aujourd'hui, je suis plus motivé que jamais de voir Seth-Nakht tomber... Je veux sa femme.
-Nous avons désormais tous des raisons différentes de précipiter la chute de notre pharaon.
*
Le soir tombé, Heb m'invita à passer la nuit sur le toit de son commerce.
Cette surface plane et assez en hauteur nous permettait de nous isoler et d'admirer les beautés du ciel sombre.
Nous étions tous deux allongés, regardant les étoiles briller de toute leur intensité.
Une certaine froideur planait.
Autrefois je n'aurais jamais eu l’anxiété de lui demander ce qui le tourmentait, mais aujourd'hui, j'avais peur de lui.
-Il est magnifique, ce ciel, déclara-t-il.
-Oui. Il représente tout ce que j'aime: l'infini. L'infini en lieu, en temps, en beauté.
-J'aimerais pouvoir un jour regarder le ciel avec mon fils.
-Pourquoi dis-tu cela comme si tu n'allais jamais le faire?
-Je ne sais pas. Il y a des jours où j'aimerais n'être qu'un paysan regardant sa progéniture grandir.
-Tu as choisi un destin des plus grands. Il faut parfois savoir faire des sacrifices pour réaliser ses rêves.
-On m'a dit que Meat est venu te voir.
-Me ferais-tu surveiller?
-J'espérais que tu me le dises de toi-même.
-Pour quelles raisons?
-Meat n'est pas dans son état normal. Quelque chose en lui m'effraie.
-Serait-ce son ambition?
-Non... L'amour.
-Tu lui as aussi parlé?
-Non... mais maintenant je sais ce qui le tourmente.
« Pourquoi ai-je l'impression qu'il m'a tendu un piège et que je suis tombé dedans comme un enfant? »
-Comment as-tu deviné?
-Seules les femmes peuvent tourmenter notre ami.
Je me redressai et pris la position du lotus.
-Et toi as-tu une femme dans ta vie?
-Les affaires du quartier ne me laissent que très peu de temps libre...
61.
Deux mois plus tard, on partait en Anatolie.
Dernière grande étape avant le jour J.
Nous avions plan, matériel et camarades.
Mettre un terme à la vie sacrée de la personne de Pharaon n'avait en soit rien de blasphématoire puisque nous détestions tous cet homme de pouvoir. Les dieux me laissaient agir, ils approuvaient donc mes pensées! Mais ma conscience ne cessait de me répéter que c'était une mauvaise idée, que quelque part après ma mort, on me le reprocherait et ça, je le payerais cher.
Qui écouter: son coeur ou sa conscience?
Heb, Sheri et moi-même étions donc sur les chemins de Canaan, espérant pouvoir atteindre le plateau anatolien... sains et saufs.
J'étais toujours recherché dans mon pays natal, mais il faut avouer que les efforts pour ma capture étaient presque inexistants. En plus, mes amis me couvraient sans cesse. En leur présence, rien ne pouvait m'arriver.
Le trajet fut long et ennuyeux. J'avais voyagé en compagnie de vases onéreux en albâtre* destinés à la haute classe hittite.
Je fis mon possible pour ne pas abîmer ces magnifiques objets, même s’ils n'étaient qu'un camouflage pour traverser les régions limitrophes de l'Empire avec un maximum de sécurité. J'avais un certain sens de respect pour tout ce qui touchait à l'art.
Soudain une patrouille hittite nous arrêta. Les paroles d'Heb et de son interlocuteur étaient à peine audibles, mais tout semblait se passer pour le mieux. De toute façon, au pire des cas, qu'est-ce qu'on risquait? J'avais l'entière confiance de l'Empereur en personne...
Notre chargement reprit la route quelques instants après notre arrestation. C'était bien un voyage de plaisance.
*
Meat et Jorkhâne s'étaient donnés rendez-vous, à la tombé de la nuit, derrière le somptueux palais royal.
Pour être à l'abri des regards indiscrets, le rendez-vous avait été fixé dans une petite hutte de roseaux au bord du Nil, où jouaient les enfants des courtisans.
La future reine était plus belle que jamais.
Ses grands yeux argentés étaient soigneusement maquillés de noir. Ses longs cheveux blonds et bouclés, parfumés de myrrhe, resplendissaient au clair de lune d'une noblesse sans égale.
Le discret grain de beauté qu'elle portait en plein cœur de sa pommette droite contribuait à son charme exceptionnel et unique.
Elle avait souvent cette manie de tourner rapidement la tête par à-coup, comme pour fuir le regard de ses interlocuteurs.
Les traits fins de son visage exprimaient toujours fidèlement ses émotions. Le scribe lisait en elle comme dans un livre.
Pour lui, elle était la beauté incarnée.
Meat, vêtu simplement d'un pagne, affichait cependant une certaine élégance naturelle.
La pleine lune éclairait faiblement leurs visages créant une atmosphère propice à une rêverie sentimentale.
Après s’être enlacés pour se saluer, les deux anciens amants s’assirent au bord du fleuve.
Meat, gêné, ne savait pas comment se comporter face à cette dame, désormais presque reine.
La jeune femme coupa le lourd silence.
-Le lotus... C’est ma fleur préférée, déclara-t-elle en regardant un spécimen flottant à leurs pieds.
-Ah oui? Pourquoi donc?
-Cette fleur qui se referme la nuit pour s’immerger dans l’eau me fascine. Je peux rester des heures ici, à la regarder se cacher, essayant de comprendre pourquoi elle fuit l’obscurité.
-Moi je préfère le papyrus. Une légende dit que ce sont d’immenses piliers de papyrus qui soutiennent la voûte céleste de Nout. Voilà qui est bien plus fascinant que regarder des fleurs se refermer, dit-il en plaisantant.
-Le lotus est le symbole de la Création et du soleil!
-Le papyrus est plus qu’un symbole: il nous permet d’écrire.
-Toujours aussi têtu... et amoureux de l’Ecriture?
-Pas seulement de l’Ecriture…
La fiancée de Seth-Nakht, gênée à son tour, baissa les yeux.
-Pardonne-moi de t'avoir menti. Je t'aimais sincèrement à l'époque, c'est pour ça que je me suis exilée ici. Je n’avais pas le courage de rester au Hatti et t’imaginer heureux avec une autre femme, alors que moi j’aurais été mariée avec un vieux notable ennuyeux.
-Je ne t'en veux pas. De toute façon le passé est inchangeable... Ce qui n'est pas le cas du futur; comptes-tu réellement devenir Reine?
Elle posa sa tête contre l’épaule du scribe.
-C'est mon plus grand désir. Il s'agit là d'un rêve d'adolescente que je dois absolument réaliser. Je ferai tout pour devenir grande épouse royale, quitte à épouser ce militaire sans manières.
-Ne voudrais-tu pas t'installer avec moi? Nous avons tellement de choses à revivre. Je veux continuer notre histoire là où on l'a laissée!
-Non... Je suis désolée. Je t'aimais, mais aujourd'hui, je veux être reine.
-Que dois-je faire pour conquérir à nouveau ton coeur?
-Peut-être qu'en devenant Pharaon, tu m’intéresseras, sourit-elle.
62.
Les portes d'Hattousha.
J'aimais de plus en plus cet endroit. Lors de mon premier voyage en Anatolie, ce lieu était synonyme de trahison et de souffrance, mais depuis peu je me sentais ici chez moi.
La mentalité hittite, si organisée, m'avait charmée au point que je veuille devenir l'un des leurs.
Ici, tout n’était que le reflet des pensés de l’Empereur, mon idole. Le culte de leurs dieux n'avait pas autant d'importance que dans la région thébaine.
Ici, les Hommes étaient mauvais comme partout ailleurs, mais ils ne se le cachaient pas.
Ici, les Hommes étaient plus libres que jamais.
Ici, les dieux étaient les Hommes.
Ici, personne ne mourrait pour des idées abstraites.
Peut-être aussi parce que l'Égypte m'avait tourné le dos et qu'ici tout n'était qu'honnêteté.
« C’est chez moi. J’en suis presque sûr. »
*
Nous arrivâmes très rapidement au palais. J'étais vraiment heureux de revoir Hatolawi.
-Men-Néfert sur mes terres! Je n'avais pas cru mes informateurs! Cela fait une éternité que j'attends de tes nouvelles!
-Empereur, merci pour ton chaleureux accueil. Mes respects les plus sincères, déclarais-je en m'inclinant.
Mes amis étaient restés derrière moi, dans mon ombre. Pour eux, tout écart avec le chef du palais pouvait tourner au drame. N'oublions pas que maintenant ils étaient avant tout égyptiens...
-Pour être honnête, je savais que tu reviendrais. Seth-Nakht ne pouvait rester sur le trône sans que nous ayons notre mot à dire. Toi et moi savons qu'un souverain militaire n'apporte que la misère à son peuple...
-En effet... Je viens vous voir pour vous demander de l'aide.
-De quel genre d'aide as-tu besoin? Nous n'allons tout de même pas reprendre la guerre! Vois tous les hommes qui sont tombés lors de la grande bataille de Meidoo!
-Je sais... mais ce n'est pas une armée que je vous réclame, mais un commodo de l'élite.
-Dois-je comprendre que tu as besoin de mes meilleurs soldats pour une opération... délicate?
-C'est cela même. Nous avons élaboré un plan pour supprimer Seth-Nakht.
Le vieillard gratta sa longue barbe blanche.
-Un attentat... Quelle brillante idée. Si toutes les guerres pouvaient se régler de la sorte...
-C'est ce que nous avons conclu, nous, les Rebelles.
-Les Rebelles... C'est ce groupe qui va changer la face du monde? demanda le vieil homme pointant du doigt mes amis.
-Ils sont Khétas. Nous avons combattu à Meidoo ensembles. J'ai une confiance infinie en eux.
-Est-ce eux qui t'ont caché alors que Seth-Nakht te recherchait?
-Comment savez-vous qu'on me recherchait?
-Je t'ai fait suivre pour voir ce que tu devenais. Je paye cher des informations à un certain Keni.
-Êtes-vous satisfait de mes actes?
-Plus que jamais. Sache que tu as toute ma confiance. D'ailleurs pour entretenir nos relations, j'aimerais que tu emmènes avec toi, pour cette délicate opération, mes deux meilleurs hommes d'armes. Le premier est Chinois et se nomme Xii, le second est Indien et se nomme Hindouya.
L'Empereur claqua des doigts. Deux hommes entrèrent par la grande porte qui se trouvait derrière nous.
La pénombre cachait leur visage, mais leur silhouette était déjà impressionnante.
L'un était large d'épaules, l'autre frêle.
-Te souviens-tu de notre discussion voila quelques années dans le parc?
-Oui...
-Te souviens-tu du fakir dont je t'avais parlé?
-O... Oui...
-Et bien le voici en chair et en os... enfin surtout en os...
L'homme au corps maigre s'avança doucement. Il semblait si fragile qu'on avait l'impression que son corps allait se briser à tout instant. Son visage n'affichait aucune expression, aucune personnalité. Tous ses poils étaient soigneusement rasés. Ses petits yeux noirs regardaient toujours dans le vide.
Ce fakir n'était pas un Homme.
Il s'inclina en ma direction. Je fis de même.
-J'aimerais ensuite te présenter mon idole en matière d'armes: Xii.
L'Homme trapu sortit de la pénombre, dévoilant ses muscles saillants et sa beauté sauvage.
-Sache que cet homme n'a jamais perdu un seul combat depuis sa naissance. Il est excellent dans tous les domaines. Lors de la bataille de Meidoo, il était à mes côtés et m’a sauvé maintes fois la vie. Il est mon bien le plus précieux.
Il s’inclina également en ma direction et je lui rendis son salut.
Une forte émotion traversa ma colonne vertébrale. Je me sentis soudainement ultra puissant.
J'avais avec moi des amis fidèles, un guerrier et un... non-humain qui aurait, d'après les dires de l'Empereur, des aptitudes surnaturels.
Mon regard se posa dans celui du vieil homme.
-Le don de Scalinermos... c'était votre idée?
-Il s'agit de mon épée. J'y tiens plus que tout.
-Pourquoi ne pas me l'avoir donnée directement?
-Parce que je voulais savoir si toi et mon épée pouviez communiquer dans un combat.
-Pour quelles raisons?
-Parce qu'elle est l'épée royale. Ce sabre a été forgé dans un métal d'une grande rareté, introuvable à la surface de la terre. Elle appartenait à mon père qui lui-même l'a reçu de son père et tu peux remonter jusqu'à la création du Hatti.
-Que dois-je comprendre?
-Je ne veux pas que tu prennes ma place, ne t'en fais pas. Je veux que cette épée rende à mon empire sa place d'antan. Plus que prochainement, la Terre Aimée des dieux et l'Empire seront plus que frères!
63.
Meat et le Tjaty Amin se retrouvèrent en discussion, comme tous les après-midi, autour d'une bière fraîche.
Les deux fonctionnaires aimaient échanger leurs pensées sur le monde qui les entourait.
Ensembles, ils savaient qu'ils allaient faire des réformes politiques inédites qui changeraient la face du monde.
Ils avaient compris que, quelque soit l'Homme qui accéderait au Pouvoir Suprême, il serait de toute évidence critiqué. En politique la notion de perfection ne peut exister.
Selon eux, ce qui faisait la force de notre race était cette capacité à vivre en groupe et à désigner un chef non pas pour ses qualités physiques mais intellectuelles.
Dans le règne animal, le chef est toujours incontestablement le plus fort, ce qui est, pour nous, totalement arbitraire.
Seth-Nakht faisait partie de ce monde animal. Il ne devait pas rester sur le trône.
Tout le monde l'avait compris. D'ailleurs, qui lui avait demandé de prendre cette place tant convoitée? Personne!
Amin, vizir loyal, ne voulait pas comploter contre Pharaon.
Sa loyauté était imperturbable, malgré les arguments sincères et non négligeables du scribe. Désormais Meat s'était engagé dans la voie de la confession.
Amin devait se rebeller.
-Non, Meat, non... Je ne peux pas et je ne veux pas comploter contre Seth-Nakht. Il a été désigné par les Primitifs.
-Les dieux n'ont rien décidé, il a imposé sa volonté!
-Je sais, je sais... mais les dieux lui ont donné la victoire de Meidoo!
-Il s'agissait de chance! Si la Grande Armée était venue après la bataille entre Égyptiens, Men-Néfert serait probablement sur le trône!
-Men-Néfert est mort!
-N'en sois pas si sûr.
La pupille du vizir se dilata. Meat, sensible à ce genre de signes, comprit que le Tjaty voulait en savoir plus... mais devait-il lui révéler son plus grand secret?
-Tu as une équipe avec toi pour renverser notre chef?
Meat eut un moment d'hésitation.
-Non, je suis tout seul.
-Joue la franchise si tu veux m'entraîner avec toi dans une révolution.
-J'ai en effet une équipe derrière moi.
-Tu peux te confier à moi. Je sais garder des secrets.
-Pourquoi me confierais-je à vous?
-Parce que je sais que tu en meurs d'envie. Toi et moi avons été forgés dans le même métal. Nous sommes plus que de simples humains!
-Le groupe de la liberté est unifié... au complet.
-Tu veux dire que Men-Néfert est avec toi?
-Men-Néfert est au Hatti pour « affaires » avec l'Empereur.
-Vous complotez contre le roi?
-Sa mise à mort a été fixée au nouvel an.
Ces paroles résonnèrent tel un coup de tonnerre. Était-il allé trop loin? Le scribe s'étonna de voir qu'il avait dévoilé au plus proche collaborateur de Pharaon des aveux de tentative de meurtre à l'encontre de l'incarnation vivante du dieu Horus. Ne venait-il pas de se condamner, lui et ses amis?
-Pourquoi me l'avouer? demanda Amin.
-Peut-être, voulez-vous vous joindre à notre équipe?
-Qui deviendrait Pharaon?
-Si nous prenons le pouvoir, je m'engage à créer une société plus fidèle à nos rêves. Si nous avons eu toutes ces heures de discussion sur l'amélioration de notre politique, ce n'était pas simplement le fruit du hasard. Les dieux ou Dieu nous ont réunis pour changer la face du monde. Aidez-moi à prendre le trône, nous réaliserons ensembles notre rêve!
-Faites-vous cela pour Jorkhâne?
Son coeur s'arrêta.
-N... Pourquoi dites-vous cela?
-L'amour rend aveugle, méfiez-vous! S'il s'agit d'une petite voix dans votre tête qui vous murmure d'être Pharaon pour conquérir le coeur de la future reine, abandonnez tout dès maintenant.
-Nous entendons tous des voix, seulement certaines personnes les entendent plus fortement que d'autres. N'ayez crainte... La voix que j'entends en moi n'est pas celle de Jorkhâne.
64.
Xii, Hindouya, Heb, Sheri et moi-même repartîmes pour l'Égypte.
Il ne restait plus que quelques semaines avant le jour J, cette fameuse journée qui scellerait le destin du monde. Cette journée qui rééquilibrera l'Univers.
Nos deux nouveaux compagnons n'étaient pas bavards. Pour eux cette mission ne représentait que le travail, le labeur.
Nos vies ne les intéressaient pas. Ils avaient sans doute déjà connu multitude d'aventures.
« Assassiner un roi serait-il devenu banal à leurs yeux? »
J'étais impressionné par la sérénité de l'Indien.
Jamais je n'avais vu homme possédant une telle assurance et une telle présence.
C'était comme s'il savait ce qui l'attendait en Égypte, c'était comme si tout était déjà prévu.
Xii parlait peu, mais juste. Il faisait également traducteur pour son camarade.
Drôles d'oiseaux que ces deux types!
J'avais cette curieuse impression qu'il n'était pas venu pour se battre avec moi... mais contre moi.
Ce voyage à la marche semblait interminable.
Les chemins ne menaient à rien. Étions-nous passés par ici à l'aller? Peut-être était-ce ce malaise, planant au-dessus de nos têtes, qui rendait ce voyage aussi long.
Il était vrai qu'à l'aller j'étais confortablement installé dans un chariot avec le sommeil comme unique compagnon.
Heb semblait être aussi atteint par cette gêne et ne cessait de me lancer des regards comme pour me faire partager sa douleur.
Nous avions très rapidement compris que ces deux hommes ne s'intégreraient jamais à notre communauté.
Nous ne partagions pas les mêmes valeurs.
Ils étaient des mercenaires; le goût de l'aventure et leurs idéaux ne ressemblaient pas aux nôtres.
Sheri était mort de peur.
Il ne lâchait plus l'Indien du regard comme si ce dernier était un démon, un dieu semant la mort autour de lui.
Certes, la peur de l'étranger peut créer toutes sortes de fantasmes interdits, mais sa position était particulièrement déplacée.
« Il faut tout de même parler avec eux. Ce silence insupportable va me tuer. »
Je me lançai:
-D'où êtes-vous originaire, Xii?
-L'Empereur te l'a dit... Je viens de Chine.
« Et dire que je savais qu'il allait me répondre cela... »
-Pourquoi travaillez-vous pour Hatolawi?
-Pour l'argent.
« Au moins, mes préjugés se confirment. »
-L'Empereur a précisé que vous lui avez sauvé la vie plusieurs fois. Il semblerait que l'argent ne soit pas uniquement votre préoccupation...
-S'il devait mourir, je ne serais plus payé.
« Difficile de faire une approche intime avec ce genre de personnage. »
Le Joyeux m'aida à les rendre plus sympathiques.
-Vous avez une famille?
-J'ai reçu des consignes très strictes: n'obéir qu'aux ordres de Men-Néfert. Le reste, je peux me permettre de l'ignorer.
Je vis Heb ravaler sa langue.
-Pourquoi tant de froideur?
-Nous lier d'amitié avec des collègues peut compromettre la réussite de la mission, notre seul et unique objectif. Sans vouloir paraître insolent, j'aimerais vous demander de ne plus me poser de questions sur ma vie privée et celle de l'Indien.
« Dans quelle histoire me suis-je encore embarqué? »
65.
Toute l'équipe était enfin réunie: Meat, Heb, Petmis, Sheri, Werba, Boubkhâ, Keni, Hotip et d'autres membres que je connaissais à peine.
Je regardais autour de moi et je voyais le futur de l'Égypte. Ces hommes avaient dans le sang des convictions fondées, imperturbables et étaient prêts à donner leur vie pour voir leurs idéaux se réaliser.
Nous étions dans la salle privée de la taverne d'Heb. Véritable quartier général, cet endroit imposait une ambiance de haute trahison à la fois excitante et effrayante.
Les murs blancs de la pièce éclairaient intensément notre espace, contraste étrange avec nos actions sombres.
Aucune décoration. Un simple bureau et des étagères qui contenaient des papyrus avec les noms de nos membres, nos actions et nos projets... en codé bien sûr.
Le coeur des Rebelles se trouvait dans cet endroit devenu sacré. D'ailleurs qui viendrait ennuyer Heb, véritable défenseur du quartier nord?
Depuis sa venue sur ces terres, les malheurs du quotidien tels que le vol, le racket, les viols, les meurtres avaient subitement disparu.
C'était comme si chacun devait répondre de ses actes devant Heb... Et d'après les rumeurs que je pouvais entendre autour de moi, il n'était pas doux. Il était tel un père protégeant et punissant ses enfants.
Toute embrouille était réglée à la manière hittite: juste, rapide et efficace.
Je ne comprenais pas pourquoi Seth-Nakht le laissait continuer ses activités douteuses du maintien de l'ordre plus ou moins illégal sans rien dire.
Surtout que tout le monde savait que ce Khéta avait combattu sous mes ordres lors de la grande bataille de Meidoo et que j'étais soi-disant le criminel le plus recherché!
Certaines irrationalités peuvent se comprendre mais là, j'avoue que ma logique m'empêchait de résoudre ce curieux problème.
Une faille du système de cette envergure ne pouvait passer inaperçue ou alors les informateurs de Seth-Nakht étaient vraiment incompétents.
*
Tous les Rebelles étaient assis en tailleurs en cercle autour d'une amulette du dieu Horus, protecteur du trône de notre grand pays.
« La présence de cet objet suffira-t-elle à pardonner nos futurs actes? »
Notre secte était sans aucun doute la plus dangereuse de notre Ta-Mery... et moi, Men-Néfert, ancien Pharaon, j'y participais activement sans rougir.
Heb prit la parole.
-Mes frères. Dans une semaine exactement, c'est le nouvel an. Tout doit être fixé dès maintenant. Nous allons commencer par Boubkhâ.
Celui-ci se leva.
-J'ai pu lire quelques messages sortant du palais. Le plus intéressant est peut-être celui qui était destiné à la caserne Sud. L'ordre est explicite: mobilisation générale de nos soldats. Essaye-t-il de cacher au peuple le plus longtemps possible un projet d'agrandissement de territoire?
-Nous ne pouvons tirer des conclusions hâtives. Hotip?
Elle se leva à son tour.
-Mes patients sont plus ou moins déçus de la politique actuelle. Seth-Nakht n'est qu'un militaire solitaire. Je pense que le peuple sera de notre côté en cas de révolution nationale.
-Bien... Keni. Ces passages qu'en est il?
-Je confirme les dires d'Hotip... Seth-Nakht n'est qu'un militaire solitaire. Personne de l'extérieur ne peut rencontrer notre souverain... même les émissaires sont renvoyés chez eux. La diplomatie et le roi ne s'accordent pas.
-Meat qu'as-tu observé au palais?
-J'ai peut-être un invité surprise à vous présenter.
-Un invité surprise? s'étonna Heb.
Soudain un vieillard ouvrit doucement la porte principale de la pièce.
Je vis mes compagnons pâlir.
-Tu... Tu nous as amené le vizir... bafouilla le commerçant.
Le Tjaty s'avança vers notre cercle avec humilité.
Qui aurait cru que cet homme était le n°2 du pays?
Il s'assit entre Meat et moi puis prit la parole.
-Les Rebelles... Enfin je vous ai trouvés!
-Meat... Nous aurais-tu trahis?! s'emporta Heb.
-Le vizir est de notre côté. Lui aussi désire voir Seth-Nakht tomber.
-Pourquoi un vizir voudrait voir son supérieur vaciller? N'était-ce pas Seth-Nakht qui vous a mis à votre place?
-En effet. Mais nous ne partageons pas les mêmes valeurs. Seth-Nakht n'est qu'un militaire ambitieux et dangereux.
-N'étiez-vous pas vous-même un général?
-Je vous l'ai dit... Je ne partage pas les mêmes valeurs que Seth-Nakht. La guerre me répugne. Je veux voir mon pays s'épanouir.
Cette intrusion m'avait finalement rassuré. En fin de compte, Pharaon n'avait pas autant d'amis que je l'avais imaginé.
Chacun complotait contre lui!
Ma, ou plutôt notre guerre devenait légitime puisque nous étions toute une nation à l'approuver.
66.
C'était le jour de l'an.
C'était le mariage et le couronnement de la reine.
C'était le jour J.
Cette vue du palais... « Magnifique. »
Je m'étais permis de prendre quelques instants de contemplation pour admirer ce que nos prédécesseurs avaient bâti à force de sueur et de sang. Ce bâtiment incarnait tout ce que je vénérais: la beauté et la puissance bien gérées.
Pourtant dans cet endroit se tenait la personne qui avait détruit ma famille, ma raison de vivre. Jamais je ne pourrai pardonner à Seth-Nakht la mort de ma femme et de ma fille. Aucune excuse ne pourrait effacer la douleur de cette tragédie.
On m'avait souvent répété que la vengeance n'engendrait que la vengeance; une sorte de spirale infernale qui ne cessait jamais et dont les conséquences étaient de plus en plus horribles. Mais qu'importe la sagesse des Ancêtres... Que valent leurs conseils, s'ils n'ont pas pu revivre dans notre monde après leur mort et ainsi nous prouver que la résurrection était accordée aux justes?
Notre religion ne serait-elle pas un prétexte pour nous tenir dans un ordre contrôlé par Pharaon?
« Qu'importe ce que je deviendrai. »
« Qu'importe ce qu'Amam fera de mon âme. »
« Il faut que je me venge. »
À ma droite, Heb. À ma gauche, Meat.
Petmis était resté chez lui. Il était sans aucun doute le seul à ne pas avoir d'intérêts à défendre dans cette histoire.
Il était la neutralité. Tant que les plaisirs des richesses persistaient dans notre Ta-Mery, le sort des hommes de pouvoir lui était indifférent. Ce vendeur de perruques ne vivait que le moment présent tel l'animal le plus inconscient de la Création.
Boubkhâ, Keni et Hotip étaient également sur leur lieu de travail... mais cela ne voulait pas dire qu'ils ne participeraient pas à l'opération.
« Maintenant. C'est maintenant que le mécanisme commence! »
En tant qu'invités privilégiés, Meat et Heb avaient deux places réservées au plus près de la cérémonie. Par chance, les invités de marque, ou plutôt les amis du roi, étaient assez nombreux. M'incruster discrètement à l'improviste dans la masse de la foule n’allait pas être une tâche insurmontable.
Le couronnement et le mariage du couple royal se firent à ciel ouvert à l'intérieur du palais.
Deux trônes étaient installés au centre des jardins et plusieurs dizaines de personnes pouvaient assister à l'office sans encombre.
Un prêtre du temple d'Amon commençait le rituel religieux en posant sur sa tête un masque d'Horus. Je ne pouvais regarder cette scène, j'avais l'impression que les Primitifs m'observaient et m'interdisaient mes projets sous peine de ne pas revivre. Je ne pouvais abandonner mon âme... alors j'avais décidé de fermer les yeux. Peut-être qu'Aton me comprenait.
Un silence.
Mon dos était couvert de sueurs froides. Était-ce un mauvais pressentiment?
Je vis un jeune homme aux fines et longues jambes et au teint blanchâtre courir à vive allure vers Seth-Nakht.
Sûrement un de ces fils de riche notable espérant avoir les faveurs du monarque en le servant aveuglément.
Sur le moment, je pensais à un évènement sans importance, mais le visage de Seth-Nakht me fit comprendre que la situation était bien plus grave que je l’imaginais.
-Fermez les portes! Men-Néfert est dans la foule!
« Ça y est, je suis mort. »
« Trahison! Qui aurait bien pu nous dénoncer? Non, ce n'est pas possible! Je suis certain que c'est Amin qui nous a balancés! Cet homme n'a aucune valeur morale; Meat s'est laissé abuser par ce vieillard loyal à la couronne. »
Le scribe me regarda.
-Ne panique surtout pas... Nous sommes là.
Merci pour de ton soutien, mais aucune parole ne pouvait calmer les battements de mon coeur.
Heb murmura.
-Nous ne sommes peut-être pas perdus. Sheri va trouver un moyen de nous faire sortir d'ici.
-Sheri?
-Oui, il fait le guet à l'entrée. Avec Keni comme gardien, il nous un reste une chance.
« Dommage de ne pas pouvoir aller plus loin; ce n'était que le commencement. »
Heb avait disparu.
Je me retournai pour le chercher du regard. Je ne vis que le Joyeux m'assommer d'un violent coup de poing en pleine tempe.
Mes yeux se fermèrent, ayant comme dernière image celle de Meat murmurant:
-Je suis désolé...
67.
« J'espère qu'Amam ne me dévorera pas! »
Mes paupières se soulevèrent doucement comme par réflexe après un long sommeil.
Je vis autour de moi une obscurité profonde, inquiétante.
J'étais dans une petite cellule à l'odeur âcre.
Cette odeur nauséabonde ne pouvait que refléter la présence d'un prisonnier en ces lieux depuis un long moment.
Je ne m'étais pas trompé, dans le noir total une petite voix m'interpella.
-Atenhotep. Le grand Atenhotep à mes côtés!
-Cette voix...
-Oui... Je suis bien Atanhotep.
-Mon fils?
L'Homme aux fines lèvres explosa de rire.
-Non... Ton frère jumeau, ton double! Enfin pas tout à fait... Disons que je suis toi. Disons que toi et moi ne formons qu’une seule et unique personne, même si nos pensées divergent sur de nombreux sujets.
-Qu'est-ce donc cette plaisanterie?
-Tu as été trahi toute ta vie. Tu t'es même trahi toi-même.
-Que veux-tu dire?
-Atenhotep... soupira le prisonnier. Depuis que nous nous connaissons, c'est-à-dire depuis que nous avons lâché notre premier cri, nous avons appris et fait les mêmes choses. Crois-tu que ce fut par hasard?
-Tu oublies Néféret-Linda et Seth-Nakht.
-Eux ne sont que des amis. Mais toi et moi sommes bien plus que des frères de sang.
-Pourquoi ne me le dire que maintenant?
-Ton nom sur le chantier était bien le « Perturbé »?
-Oui.
-Tu es malade Atenhotep. Très malade, tu ne peux gouverner.
-De quelle maladie suis-je souffrant?
-Tu n’es pas celui que tu crois être. Tu es Atenhotep... et tu es moi.
-Qu’est-ce que cela veut dire? ... Et pourquoi m’appelles-tu Atenhotep?
-Parce que c’est ton nom! « Men-Néfert » n’est qu’un pseudonyme que tu as utilisé en Anatolie...
-Je... Je suis complètement perdu.
-Les médecins d'Égypte comptent parmi les plus compétents du monde civilisé. Ton suivi médical depuis ta naissance se trouve dans la grande bibliothèque d'Hermopolis. Tout a commencé ce fameux jour où nos parents furent assassinés par un certain bédouin du nom de « Griffes de Seth ». Ce traumatisme nous a séparés; nous sommes depuis des personnes distinctes.
-Pourquoi ai-je en mémoire le souvenir d'avoir été Pharaon?
-Parce qu'à force de mensonges, on finit par se croire soi-même.
« J'ai déjà entendu cette phrase quelque part... »
-Seth-Nakht a tué ma famille. Je voulais me ranger. Le Pouvoir et la guerre ne m'intéressaient plus, soupirais-je.
-Seth-Nakht a été manipulé.
-Par qui?
-Par moi.
-Mon instinct le savait. J'en étais sûr. Mais pourquoi lui avoir conseillé de me tuer?!
-Tu étais pour lui un obstacle de taille à cause du sang qui coule dans tes veines. Nous sommes le fils de Cefope!
-Tu... Comment as-tu osé me dénoncer?! Comment as-tu pu lui conseiller de tuer Emy, une fillette de...
-Et toi! Comment as-tu pu oser te battre contre mon armée aux côtés des Khétas! Tu n'es qu'un lâche! Tu me dégoûtes. Le goût du Pouvoir t'a fait perdre la tête. Imagine ce que tu serais devenu si tu étais, tout seul, sur le trône!
-Ma fille était innocente...
-Tout comme les soldats qui sont tombés sous ta lame! Se battre contre sa propre nation et tuer ses voisins provoque bien plus de dégoût que de tuer une fillette! Tout n'est question que de point de vue. Pour moi, tu es la honte de l'humanité. Je voulais rendre justice en t’éliminant.
-J'ai promis à ma famille de venger leur mort. Je vais te tuer!
-Que cela t'apportera-t-il? Je n’existe pas. De toute façon, nous sommes déjà plus ou moins morts. Mais si tu me tues maintenant, tu ne sauras jamais la vérité.
-Quelle vérité?
-Tu n'es qu'un pantin toi aussi. Pourquoi crois-tu que l'Empereur t'aide aussi gentiment sans rien demander en retour?
-Parce que nous partageons des idéaux sur l'humanité et qu'à nous deux, on changera la face du monde.
-Ne soit pas si naïf. L'Empereur veut te voir sur le trône parce qu'il sait que Seth-Nakht est un puissant guerrier et que tu es moins dangereux que lui. Il veut te manipuler pour contrôler l'Égypte.
-Ce n'est pas possible.
Soudain je pensais à ce que m'avait déclaré l'Empereur quelques semaines auparavant dans son palais: « Un jour l'Égypte et l'Empire seront plus que des frères... » Voulait-il sous-entendre que l'Empire et la Terre Aimée des dieux ne formeraient plus qu'un... et que lui seul contrôlerait l’ensemble?
-L'Empereur n'est peut-être pas un militaire mais un brillant stratège. N'oublie jamais que les hommes les plus intelligents sont parfois les plus dangereux.
-Tout n'était donc que mensonges?
-Vois où cela t'a mené.
-Quel sort nous réserve-t-on?
-Seth-Nakht a décidé de nous faire exécuter par décapitation devant la place du peuple, en face du palais. Il veut juste montrer à ses sujets qu’il est le seul maître à bord et que tous les traîtres seront éliminés.
Je lâchai un rire nerveux. La vie n'était-elle pas un cycle sans fin?
-Pourquoi mes amis m'ont-ils trahi? Pour l'argent? Par peur?
L'homme au teint pâle posa doucement le dos de son crâne contre le mur et regarda le plafond.
-L'Amitié n'est qu'une illusion. Les gens qui t'entourent ne sont là que par intérêts. Peut-être que dès le début, tes soi-disant amis t'ont vendu. En fait, je crois que nous ne le saurons jamais...
-J'ai vu mourir Néféret-Linda au Hatti à cause de toi. Tu l'aimais, toi aussi?
-Néféret-Linda aurait dû être reine, mais elle t'a préféré à moi. Je ne t'en veux pas pour ça.
-Pourquoi sommes-nous devenus ennemis?
-Je te rappelle que tout ça n'est que le reflet de tes erreurs. N'était-ce pas toi autrefois qui avais comploté pour me faire vaciller alors que nous étions sur le trône? Aujourd'hui tu as conspiré contre notre successeur. Ne seras-tu jamais content?
-Je... J'ai mes raisons.
-Nous avons tous nos raisons. Mais apprends à apprécier le monde tel qu’il est. La vie est trop courte et bien trop précieuse pour passer son temps à essayer de changer le monde. De toute façon, le changer ne veut pas dire l'améliorer. Ne vois-tu donc pas que tout n'est qu'une répétition perpétuelle? Les Hommes tombent pour les utopies. La vie est un long fleuve tranquille; pourquoi tu t’obstines à essayer de le remonter à contre-courant? C’est comme marcher à reculons: idiot, inutile et au final on arrive au même endroit, sauf qu’à cause de ton obstination à être différent, tu as oublié de vivre simplement et tu es passé à coté de tous les bonheurs. Aujourd'hui il est trop tard; j'aurais dû te le faire comprendre bien avant, lorsque toi et moi ne formions plus qu’un.
Mes mains tremblèrent.
Étais-je à ce point idiot? Je voyais dans ma tête toute ma vie défiler, mais sous un angle différent.
Tout semblait devenir clair, logique: Atenhotep n’avait jamais été mon fils... Atenhotep... c’était moi. Et ce prisonnier, Atanhotep, à côté de moi n’était pas un ancien pharaon. Il était ma conscience! Je ne suis pas Men-Néfert! Atenhotep, c’est ce que je suis. Atanhotep c’est la partie de mon être que je rejette, et Men-Néfert est ce que je voulais être. C’était donc ça la réponse à l’énigme qui me torture depuis toujours? J’ai été un prince, un pharaon et un traître.
Le prisonnier sourit. Il avait vu dans mon regard que je venais de tout comprendre.
-Quelle est donc l’ultime vérité? demandais-je.
-L’ultime vérité? Nous ne pouvons répondre aux questions les plus simples par des mots de notre vocabulaire. Le monde n’est pas binaire: la notion de « oui » ou de « non » ne serait de toute évidence que des raccourcis. Le « peut-être » est déjà une formule qui se rapproche plus de la vérité. Ta question est du même registre que de me demander la couleur de tes yeux... Ils ne sont pas bruns ou marrons, ils sont composés de milliards de couleurs et l’ensemble donne l’impression de voir la couleur brune. Dire qu’ils sont bruns ce serait mentir. Ce serait cacher la vérité. Mais tu me croirais, parce que tout le monde le confirmerait et que tu ne pourras jamais le vérifier par toi-même, puisque tu ne pourras jamais voir directement tes yeux! Croire que le reflet d’un miroir est le reflet de la réalité est une idiotie que seuls les inconscients peuvent accepter. Toi, tu n’es pas Men-Néfert, ni Atenhotep, ni Atanhotep. Tu es tout simplement un mélange des trois. Tu n’es ni anormal, ni malade ou même fou. Tu es toi. Peut-être que même notre créateur ne sait pas qui tu es! Finalement nous pouvons tous être plusieurs personnes. Nous sommes par moment heureux puis soudainement triste à en mourir. Certains jours, nous sommes beaux puis laids. Grands puis petits. Pharaons puis esclaves.
-J’ai fait souffrir mes amis... Beaucoup sont morts à cause de moi, à cause de ma folie.
-Ah... mon frère... mon mauvais frère. Notre monde n'est entouré que de guerres et de morts. Regarde autour de toi; la Nature dans sa globalité n’est que meurtres. Tous les animaux sont obligés de tuer pour survivre. Ôter la vie à autrui, c’est améliorer la sienne. Nous, les Hommes, faisons partie de cet environnement. Pourquoi en serions différents, puisque nous vivons dans le même contexte? Notre raison de vivre c’est donc également le meurtre. Nous avons besoin de tuer pour nous sentir mieux. Il existe plusieurs degrés de meurtres, bien évidemment, mais au fond, nous sommes tous identiques. Tu n’es pas responsable de tes actes. C’est la vie. C’est ce qui devait se passer.
-Tu te trompes, nous ne sommes pas des animaux!
-Nous sommes bien pires que ça. Nous sommes des Hommes! Nous n’avons plus de prédateurs depuis que nous vivons en groupe. Pourtant nous avons toujours envie d’avoir un ennemi commun, comme autrefois, sinon la vie n’a aucun intérêt. Sinon l’ennui envahit notre âme. Nous craignons tous l’ennui car ce n’est pas un sentiment naturel. C’est le propre de l’humain. Tu es bien placé pour constater que l’Homme est heureux et solidaire uniquement lorsqu’il y a des guerres, des complots; lorsque sa vie prend un sens, lorsqu’il y a un but à sa vie.
-Tais-toi! Tes pensées ne sont pas dignes d’Aton mais d’Apophis! m’exclamai-je en me bouchant les oreilles à l’aide des paumes de mes mains.
-Inutile de se voiler la face, personne ne souhaite le bonheur. Le bonheur n’existe pas. Le bonheur n’est qu’une illusion, un mot qui a été inventé pour nous faire oublier qu’il y a bien longtemps, nous avions des ennemis communs non-humains et qu’aujourd’hui nous sommes seuls face à nous-même. L’intérêt de la vie, c’est de se battre et de gagner. La Richesse, le Pouvoir, la Beauté, l’Amour, l’Amitié, ce ne sont que des mots dont le sens a été inventé par des idiots qui n’ont visiblement rien compris du monde qui les entoure. Nous courrons tous après de stupides inventions humaines, reniant notre vraie nature. Et quand elle refait surface, nous devenons subitement des monstres qu’il faut enfermer… ou éliminer.
-Mais moi... Je... Je voulais améliorer les choses en devenant Pharaon. C’était pour ça que je m’étais battu!
-Tu penses être le seul à vouloir améliorer le monde?
-Non... Mais toi, pourquoi voulais-tu construire un immense temple à Aton, alors que visiblement tu n’es pas un de ses partisans?
-Le projet grand temple d’Aton a eu l’ambition de réunir notre peuple. Contrairement à ce que tu peux croire, les ouvriers et les esclaves ont pris plaisir à participer à ce grand évènement. Pour la première fois, depuis longtemps, les Égyptiens ont retrouvé leur identité. Tous nos compatriotes étaient enfin unis par un but commun. Vois les Hommes qui sont morts à Meidoo uniquement parce que je leur avais demandé! Vois le pouvoir que j’ai sur les consciences perdues. La plupart des humains sont des animaux insouciants du monde qui les entoure. Quelques Hommes cherchent désespérément à comprendre l’Existence, à trouver une signification à tout, et se posent bien trop de questions auxquelles ils n’auront jamais de véritables réponses. Ces personnes sont maudites par leur intelligence. Ce sont des fous, et tu en fais partie. Mais au moins, tu as eu l’audace d’essayer de te comprendre. Tu n’as pas simplement suivi le groupe. Tu n’es pas un mouton. Tu as crée ton propre chemin. Tu peux être fier de ce que tu es.
-Fier de ne plus rien comprendre au monde réel?
-Tu as essayé de penser avec ta tête. Tu as cherché au fond de toi-même l’intérêt de ton existence. C’est un acte remarquable. Beaucoup de nos semblables se contentent de répéter ce qu’ils ont entendu quelque part. De faire ce que leurs parents leur disent de faire ou simplement de prendre les chemins les plus courts car une personne leur a une fois dit que c’était « logique ». Une logique considérée comme telle par une majorité. Une logique telle que si on ne l’approuve pas, on nous accuse de folie. Les discours déjà tout faits, que ce soit en religion ou en politique charment beaucoup les inconscients. Ces gens là semblent intelligents parce qu’on dirait qu’ils maîtrisent leur sujet! C’est n’est qu’une illusion. Ces hommes répètent des choses sans vraiment les comprendre. Un homme hésitant, un homme qui ne voit pas uniquement le blanc et le noir, un homme qui ne connaît pas l’absolu est un homme digne de ce nom. Réfléchir est une malédiction mais est indispensable pour la compréhension de l’Existence. Si tout le monde pouvait le comprendre, peut-être que ta lame n’aurait jamais coupé en deux le visage de ce jeune Égyptien, à Meidoo... Aujourd’hui peux-tu me dire pourquoi tu étais sur ce champ de bataille?
-Non... Je... À vrai dire, j’ai oublié de quelle manière je suis passé de Pharaon à soldat Khéta. Il y a tout de même un détail que me perturbe… Si tu es moi, comment as-tu pu diriger ton armée alors que j’étais dans le camp adverse?
-Pourquoi crois-tu que les Khétas ont gagné? Pourquoi crois-tu que Néféret-Linda a été tuée avant son exécution officielle? Pourquoi crois-tu que ta femme et ta fille ont été pendues chez toi? De tous les crimes dont tu m’accuses, tous sont vrais.
-Tu veux dire que...
Les yeux de mon interlocuteur brillaient de tristesse.
-...Malheureusement, oui.
-Mais pourquoi?!
-Nous ne cherchons pas à trouver une solution à nos problèmes, nous cherchons un moyen de justifier nos conflits.
68.
Un réveil pénible... Une marche forcée pénible.... Une hache... Du sang... Mon sang?
« Adieu Men-Néfert! »
« J'espère qu'Amam ne te dévorera pas! »
A paraître: Tome III: le prix de la Paix.
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